©inTRAlinea & Paolo Bellomo (2021).
"L’auberge est plutôt lointaine"
inTRAlinea Special Issue: Space in Translation

inTRAlinea [ISSN 1827-000X] is the online translation journal of the Department of Interpreting and Translation (DIT) of the University of Bologna, Italy. This printout was generated directly from the online version of this article and can be freely distributed under Creative Commons License CC BY-NC-ND 4.0.

Stable URL: https://www.intralinea.org/specials/article/2573

L’auberge est plutôt lointaine

By Paolo Bellomo (Outranspo Group)

Abstract & Keywords

English:

In a footnote at the very beginning of La Traduction et la lettre, Antoine Berman explains that “l’auberge du lointain” (“the inn of the remote”) is an expression from the “troubadour Jaufre Rudel”. Paradoxically, Berman doesn’t specify that he uses an uncommon translation (probably his own) of an Occitan verse from the ballad Lanquan li jorn son lonc en may, most frequently translated in French by “l’auberge lointain” (“the distant inn”). My paper focuses on the way Berman essentializes the “remote” and how this “inn” – a paradigmatic one for contemporary French Translation Studies – is the result of a forced translation, that has to do with the narrative of the origins proposed by the author. Using Leo Spitzer’s analysis of Jaufré Rudel, along with Italian, French and English translations of his ballad, I aim to show how Berman’s thought on translation is in fact highly determined by the imaginary of the French language.

Keywords:

Dans les pages qui vont suivre, nous nous intéresserons à un espace de l’imaginaire devenu paradigmatique pour la pensée de la traduction contemporaine française et, plus largement, occidentale. Nous nous occuperons plus précisément de l’auberge du lointain en tant qu’espace-clé de la pensée d’Antoine Berman : un espace complexe dans lequel se révèlent les contradictions les plus profondes du penseur français et s'annonce déjà ce que d’autres critiques ont pu interpréter comme des revirements ultérieurs de ses positions.

L’auberge connue

La Traduction et la lettre ou l’auberge du lointain est le titre de l’un des ouvrages phares d’Antoine Berman. Publié posthume chez Seuil en 1999, il s’agit en fait de « la version légèrement remaniée » d’un séminaire qu’il a tenu au Collège International de Philosophie en 1984 (Berman 1999 : 13).

Celles et ceux qui ont lu Berman le savent, tout comme sans doute celles et ceux qui ne l’ont pas lu : son auberge du lointain est avant tout l’espace de l’accueil de l’Étranger avec un grand E. Cela a été un apport fondamental à l’époque à laquelle Berman tenait son cours et au moment de la publication de son livre. Nous ne songeons nullement à nier les bénéfices de l’apport éthique de Berman dans le domaine de la traduction et croyons pourtant nécessaire, aujourd’hui, de séparer l’analyse du discours bermanien de l’enthousiasme que sa nature programmatique peut susciter lors de sa découverte.

 Berman le souligne plus d’une fois : dans son essence, la traduction est animée par le désir d’ouvrir l’Étranger en tant qu’Étranger à son propre espace de langue.

Or, la traduction, de par sa visée de fidélité, appartient originairement à la dimension éthique. Elle est, dans son essence même, animée du désir d’ouvrir l’Étranger en tant qu’Étranger à son propre espace de langue (Berman 1999 : 75).

Limitons-nous à constater que ce désir d’ouverture à « l’Étranger en tant qu’Étranger » devient, dans L’Épreuve de l’étranger, la condition nécessaire de toute traduction et donc excluant tout autre approche du traduire :

L’essence de la traduction est d’être ouverture, dialogue, métissage, décentrement. Elle est mise en rapport, ou elle n’est rien (Berman 1984 : 16).

Berman en est conscient : ce disant, il efface la plus grande partie de l’histoire de la traduction qui, elle, est annexioniste, ethnocentrique, etc.

Ces propos programmatiques de Berman, dont la trajectoire ultime est la traduction étrangéisante, nous donnent les premiers renseignements sur l’auberge dont il est question ici. La traduction est une auberge ouverte à l’Étranger en tant qu’Étranger, elle est l’espace où se produit l’accueil de ce qui est étranger à un espace de langue. Certes, mais comment se produit cet accueil ? Quelles sont les règles qui régissent cette auberge ? Qu’appelle-t-on « étranger » dans la pensée de Berman ?

La réponse est contenue toute entière dans le syntagme Auberge du lointain. C’est ce sur quoi nous allons nous pencher ici.

Par une note de bas de page au tout début de La Traduction et la lettre, Berman nous dit de « l’auberge du lointain » que « l’expression est du troubadour Jaufré Rudel ». Paradoxalement, l’auteur occulte le fait qu’il s’agit d’une traduction non-commune (probablement personnelle) d’un vers occitan tiré de la chanson du troubadour « Lanquan li jorn son lonc en may ».

Cette chanson est l’un des textes fondamentaux qui ont contribué à bâtir la figure de l’« amor de lonh », amour de loin, objet privilégié de toute l’œuvre de Rudel[1]. C’est l’une des chansons qui ont poussé Leo Spitzer à voir dans ce troubadour un des plus illustres prédécesseurs de Dante célébrant son amour pour Béatrice (Spitzer 1959 : 364, 375).

Résumons brièvement le développement narratif du poème. Le poète déclare que lorsqu’il entend le chant lointain des oiseaux et qu’il s’en éloigne, il pense à son amour lointain (strophe I), ce qui l’attriste et lui fait désirer d’être pèlerin là où se trouve son amour (strophe II). S’il arrivait à réaliser ce désir, le poète demanderait l’hospitalité près de l’aimée ; ensemble, ils jouiraient de leur compagnie réciproque (strophe III) pour enfin se séparer avec un sentiment de tristesse mêlé de joie. Toutefois, il ne sait pas quand cela sera possible car leurs deux terres sont trop éloignées (strophe IV). Il croit ne pouvoir jamais jouir d’amour sans cet amour lointain et en arrive à désirer être prisonnier là où se trouve son aimée (strophe V). Il invoque l’aide de Dieu afin de voir son amour lointain (strophe VI) et se dit voué à aimer sans être aimé (strophes VII et VIII).

Or, tout le poème est traversé non seulement par le retour obsessionnel du thème de la distance, du lointain, mais aussi par une même note, un même mot l’indiquant : lonh. Les différentes occurrences contextuelles sont multiples :

v. 2

auzels de lonh

oiseaux lointains

v. 4

amor de lonh

amour lointain

v. 9

amor de lonh

amour lointain

v. 11

tan m’es de lonh

[mon amour] est si loin de moi

v. 16

l’alberc de lonh

l’auberge lointaine

v. 18

si be·m suy de lonh

même si je suis loin

v. 23

amor de lonh

amour lointain

v. 25

trop son nostras terras lonh

nos terres sont trop lointaines

v. 30

amor de lonh

amour lointain

v. 32

ni pres ni lonh

ni près ni loin

v. 37

amor de lonh

amour lointain

v. 39

amor de lonh

amour lointain

v. 44

amor de lonh

amour lointain

v. 46

amor de lonh

amour lointain

Nous avons traduit ici toutes les occurrences de lonh ou du syntagme de lonh soit par l’adjectif lointain(e) soit par l’adverbe loin. Ce faisant nous nous sommes conformé à la totalité des traductions italiennes, françaises et anglaises consultées[2] .

Mais, il faut savoir qu’en ancien occitan : « il n’existe aucune démarcation fixe entre les adverbes et les adjectifs » (Jensen 1994 : 272), c’est-à-dire que de nombreux adjectifs sont employés adverbialement et réciproquement ; le rôle syntaxique d’un adjectif peut facilement être assumé par un adverbe. Mais, il est vrai aussi que la même indistinction de fonction peut exister entre adverbe et substantif et entre adjectif et substantif (Jensen 1994 : 27-28, 272-273), ce qui pourrait justifier le choix de Berman.

Malgré cela, aucune des traductions consultées ne fait du mot lonh un substantif. Il s’agit de comprendre ici ce qui a poussé Antoine Berman à traduire alberc de lonh par auberge du lointain, par un processus de substantivation de l’adjectif qui lui confère, entre autres, la qualité d’un concept abstrait (Jensen 1994 : 28).

Nous précisons que, pour une telle opération, l’occitan aurait tendance à employer un article devant l’adjectif, ce qui aurait donné, dans notre cas, une formule qui ressemblerait à la proposition suivante : alberc *de lo lonhdan ».

Pour bien comprendre l’opération de Berman, regardons de près la strophe qui contient l’expression en question. Nous la citons dans l’édition du provençaliste Alfred Jeanroy et dans notre traduction :

Be·m parra joys quan li querray,

Per amor Dieu, l’alberc de lonh :

E, s’a lieys platz, alberguarai

Pres de lieys, si be·m suy de lonh :

Adoncs parra·l parlamens fis

Quan drutz lonhdas er tan vezis

Qu’ab bels digz jauzira solatz.

(Jeanroy1924 : 13-14)

 

Bien m’apparaîtra la joie quand je lui

[demanderai,

pour l’amour de Dieu, l’auberge lointaine,

et, s’il lui plaît, j’hébergerai

près d’elle, même si [maintenant] je suis loin :

alors la conversation apparaîtra fine

quand l’amant lointain sera si proche

qu’elle, par les beaux dires et les plaisanteries,

[jouira.

Le poète imagine être un pèlerin en terre lointaine et il se figure quelle serait sa joie s’il demandait l’auberge lointaine à son amour – dans une attitude qui est proche de celle du mendiant ou de la personne qui cherche asile.

Dans « querray [...] l’alberc de lonh », la préposition de doit être considérée comme indiquant la provenance tout comme dans « amor de lonh », « amour de loin ». Si nous suivons cette hypothèse, l’auberge ne cesse d’être « de lonh », lointaine, parce que toujours étrangère au pèlerin – selon le même paradoxe inscrit dans l’avant-dernier vers où l’amant lointain est proche. Il est vrai aussi que, dès lors, l’auberge pourrait être auberge du lointain en donnant à la préposition du le sens d’appartenance : il ne cesse d’appartenir à cette terre lointaine, et qui demeure telle malgré la présence du pèlerin sur son sol. Mais en traduisant ainsi, comme le fait Berman, deux autres significations apparaissent où le lointain est aussi ce qui est hébergé : à la fois celui qui vient de loin, l’amoureux-pèlerin, et le lointain en tant que concept.

Si nous appliquons cette même traduction au syntagme « amor de lonh », nous obtiendrions alors « amour du lointain », à la fois amour ressenti par celui qui est lointain, amour ressenti pour celui qui est lointain, amour ayant pour objet ce qui est lointain et amour ayant pour objet le concept du lointain. Les enjeux critiques de cette traduction rejoignent l’analyse que Leo Spitzer fait de la chanson de Rudel trop précisément pour que cela soit un simple hasard[3].  Nous citons ici l’extrait qui nous intéresse :

L’amor de lonh ne vient-il pas chez Jaufré Rudel de cette ‘mélancolie de l’imperfection’, qui sent que ‘quelque chose’ manque toujours au bonheur absolu, et de cette auto-limitation volontaire, qui a besoin du lointain ? Le lointain est un élément nécessaire de tout amour, aussi nécessaire que le contact [...]. C’est le lointain qui donne à la tenue morale un rayonnement métaphysique et un sens à l’amour, comme la mort le donne à la vie. Les troubadours n’auraient-ils pas senti cela, qui est si grand et si simple, si triste et si réconfortant, qui nous fait pleurer auprès de la bien-aimée parce que nous la voyons déjà loin, et qui nous fait exulter loin d’elle parce que nous la sentons proche ? (Spitzer 1959 : 379)

Dans ces lignes, le lointain n’est plus seulement l’endroit où se trouve l’être aimé mais il est présenté comme l’un des éléments constitutifs de l’amour, comme ce qui lui « donne [...] un sens ». Spitzer opère le passage critique entre l’amour lointain et l’amour du lointain. C’est en défendant la même position interprétative qu’il commente la strophe de l’auberge :

Il faut noter que le poète ne perd jamais de vue le motif ‘amour lointain’ : c’est toujours un alberc de lonh qu’il demandera [...] ; il demande ‘une auberge de lointain’, une auberge faite de lointain (et de rêve), il sera près de la dame tout en étant ‘loin’ [...], son amour même est fait de lointain et de voisinage rêvé (Spitzer 1959 : 381).

Là où Spitzer fait du lointain (et du rêve) la matière de l’auberge et de l’amour recherchés par le poète, Berman en fait quelque chose qui ressemble à une fonction : à la fois moteur, objet et objectif de la traduction. Du désir d’accueil de l’étranger.

Mais si Spitzer fait effectivement une lecture critique, Berman, au début de son texte, cite Jaufré Rudel, sans préciser qu’il est en train de le traduire. Ce faisant, il nous semble, certes, réaliser la traduction comme forme de critique mais d’une façon très différente au vu de ce qu’il propose dans ses ouvrages : il n’est pas en train de « rend[re] manifestes les structures cachées d’un texte[4] », ni de faire apparaître ce qui est de l’ordre du « renié[5] » de son origine.

En traduisant alberc de lohn par auberge du lointain, Berman essentialise et abstrait, transforme en concept – le lointain – ce qui ne l’était pas dans la poésie de Rudel. Notre hypothèse est que, par sa traduction de ce syntagme, il performe ce qu’il fait théoriquement dans ses écrits.

C’est ce que nous allons tenter de démontrer ci-après, en reparcourant rapidement certains éléments connus de la pensée de Berman afin de sauvegarder l’économie de cet article, tout en pouvant développer notre hypothèse.

Le travail sur la lettre, le texte et l’impression de littéralité

Berman institue une équivalence des plus intéressantes pour nous :

Nous partons de l’axiome suivant : la traduction est traduction-de-la-lettre, du texte en tant qu’il est lettre. Que cela soit l’essence ultime et définitive de la traduction, s’éclairera peu à peu. (Berman 1999 : 25)

Traduction et « traduction-de-la-lettre » sont une seule et même chose et, par une affirmation qui finira par nous apparaître comme une tautologie, le « texte » n’est traduisible qu’en tant que lettre. Il faut donc expliciter ce qu’est la « lettre » dans la pensée de Berman ; l’auteur est d’ailleurs assez clair à ce sujet et nous renseigne sur la non-équivalence entre traduction littérale et traduction mot à mot[6]. Il finit par définir la lettre par ce qui la détruit dans la traduction : « la lettre, ce sont toutes les dimensions auxquelles s’attaque le système de déformation », système qu’il décrit clairement dans La Traduction et la lettre ou L’Auberge du lointain et dont il identifie plusieurs tendances[7]. Dans ses écrits, c’est un systématisme perçu en tant que cohérence, comme un système, comme un tout, qui transforme les mots en lettre, qui fait la « texture de l’original » qu’il est interdit de dépasser en traduction[8]. L’œuvre est devenue texte, tissu[9]. Cela apparaît très clairement dans l’analyse que Berman fait de la littéralité de la traduction d’Antigone et d’Œdipe Roi par Hölderlin et de l’Énéide par Klossowski.

Concentrons-nous, dans un premier temps, sur l’entreprise de Klossowski. Tout en signalant que celle-ci est souvent citée comme grand exemple de « mot à mot », Berman tient à signaler qu’il n’en est pas ainsi et que la littéralité de l’Énéide réside ailleurs, ce qui lui permet de distinguer « calque et littéralité » (Berman 1999 : 124). Nous reprenons ici l’exemple proposé par Berman pour mieux saisir cette différence. Il s’agit des deux vers virgiliens :

Ibant obscuri sola sub nocte per umbram
perque domos Ditis uacuas et inania regna. (v. 268-269)
Ils allaient obscurs sous la désolée nuit à travers l’ombre,
à travers les demeures de Dis vaines et les royaumes d’inanité
(Berman 1999 : 125,127).

Klossowski offre une solution qui n’est ni un calque ni l’ordre « naturel » des mots français. Ce « mélange de littéralité et de liberté » (Berman 1999 : 128) est ce qui fait, d’après Berman, l’« essence de la littéralité[10] » : la traduction de Klossowski, analysée par un linguiste, ne s’écarte de son original ni plus ni moins que d’autres traductions mais sa différence consiste en ce qu’elle « donne l’impression d’être littérale » (Berman 1999 : 129). Cette impression de littéralité – et, qui plus est, de littéralité à partir du latin – vient de ce que Klossowski latinise sans faire de calque :

Il s’agit d’implanter en français le caractère « disloqué » de la syntaxe latine, d’introduire les rejets, les inversions, les déplacements, etc., du latin qui permettent le jeu des mots dans le dire épique, mais sans pour autant reproduire naïvement, servilement, les rejets, inversions, déplacements de l’original ; sans les copier « tels quels ». La différence est de taille : ce qui est « traduit », c’est le système global des inversions, rejets, déplacements, et non leur distribution factuelle tout au long des vers de l’Énéide. (Berman 1999 : 130)

En somme, il s’agit d’un pastiche à la manière de….

C’est là une première réponse à ce que veut dire « ouvrir à l’étranger en tant qu’étranger », l’étrangéité est une étrangéité reconstruite, fabriquée. En d’autres termes, le texte de traduction doit afficher son statut de texte second tout en montrant l’influence que le texte premier ne cesse d’avoir sur lui.

Prenons un des autres exemples de Berman : la traduction de Sappho par Michel Deguy. Celui-ci arriverait à rendre Sappho « plus grecque qu’en grec » (Berman 1999 : 85), faisant violence non seulement à la langue française mais aussi à l’original. Qu’entend Berman lorsqu’il dit que la traduction de Deguy « est remontée à l’origine de l’original » (Berman 1999 : 84) ? L’un des procédés constitutifs de ce retour à l’origine est un choix lexical qui, pouvant employer plusieurs mots français pour traduire le mot grec, opte toujours pour le mot le plus concret. Comparant la traduction de Deguy du fragment 140 de Sappho avec celle d’Édith Mora, Berman cite ces exemples :

harpe

devient

lyre

harmonieux

devient

accordée

cavale

devient

cheval

moelleux manteau

devient

robe riche (Berman 1999 : 83)

Il en va de même pour un certain emploi de la syntaxe et de la structure de la comparaison en français, respectée chez Mora et disloquée chez Michel Deguy :

Mora :

plus blanche que le lait

plus souple que l’eau

plus harmonieuse que les harpes

plus fière qu’une cavale

plus délicate que les roses

plus douce qu’un moelleux manteau

plus précieuse que l’or.

 

Deguy:

 

Que lait ?

plus blanche

Que source ?

plus délicate

Que lyres ?

plus accordée

Que roses ?

plus tendre

Que robe riche ?

plus profonde

Que l’or ?

plus précieuse (Berman 1999 : 81).

Deguy ne se limite pas à respecter l’ordre des fonctions syntagmatiques de l’original mais « accentue » l’étrangeté de l’original – à l’original – par l’insertion des points d’interrogation et d’un espace typographique que rien ne semble justifier.

Or, préférer la concrétude des mots à leurs significations potentiellement plus spirituelles, tout comme préférer l’absence de syntaxe, ou mieux, sa rupture, à une syntaxe standard, revient à rendre exotique l’original en adoptant une image fantasmatique de l’origine. Cette image nous semble proche de celle de « l’enfance du langage » si chère à la pensée pré-philologique. Cela apparaît encore plus évident lorsque Berman analyse la traduction de Sophocle par Hölderlin et souligne l’importance de la traduction du mot grec καλχαίνω non pas par ce qu’il appelle son « sens dérivé », c’est-à-dire « être sombre, tourmenté », mais par son « sens premier », c’est-à-dire « avoir la couleur de la pourpre » (Berman 1999 : 90). Ainsi, là où les traducteurs français traduisent « De quoi s’agit-il donc ? Quelque propos te tourmente, c’est clair » ou « Qu’y a-t-il ? Quelque histoire t’assombrit, je le vois », Hölderlin traduit en allemand « Was ist’s, du scheinst ein rottes Wort zu färben ? », ce qui donne, traduit littéralement par Berman, « Qu’y a-t-il ? Tu sembles teindre une rouge parole[11] ». Cette traduction du « sens premier » est aussi, l’auteur en est conscient, une traduction étymologisante : traduire l’étymologie d’un mot, c’est effectivement faire ressortir l’histoire de la langue de l’original et, par là même, faire apparaître un parcours temporel auquel il est nécessaire d’attribuer un commencement, une origine. C’est une façon de fortifier l’origine en tant que fantasme[12].

Cet aspect, dans la traduction hölderlinienne, est redoublé par le recours à la fois au « vieux parler luthérien » (Berman 1984 : 254) et à son propre dialecte souabe. Le premier lui permet de remonter aux origines de la langue allemande et le deuxième d’« exprime[r] le mieux l’essence du propre et du “natal” » (Berman 1984 : 265) dans l’espace de jeu de la langue maternelle.

Nous trouvons ici réunies trois origines différentes : en premier lieu, l’origine de l’original, incarnée par l’origine de sa langue ; en deuxième lieu, l’origine de l’allemand dans la langue de traduction ; en troisième lieu, la double origine dialectale souabe de la langue allemande et du traducteur lui-même. Par ce que nous pourrions appeler une véritable mise en scène de l’origine, et que Berman préfère appeler « la traduction comme manifestation de l’origine de l’original » (Berman 1999 : 95), nous pouvons peut-être comprendre autrement la signification du lointain tel qu’il est présenté dans la formule « l’auberge du lointain ».

Ce lointain à accueillir par la traduction peut commencer à être dissocié de « l’Autre en tant qu’Autre » (Berman 1999 : 74) présenté par Berman. Il n’est ni l’original, ni l’auteur, ni la langue étrangère. Il est la distance elle-même, dans sa dimension spatiale et temporelle, qui a moins à voir avec l’original précis de telle ou telle autre traduction qu’avec l’origine tout court. À notre avis, ce lointain s’apparente à celui d’une des définitions benjaminiennes de l’aura : « l’unique apparition d’un lointain si proche soit-il » (Benjamin 2008 : 17).

Ce qui fait son intérêt ce n’est pas le véritable point historique ou géographique de sa création mais plutôt le fait d’y renvoyer ; non pas cet autre temps ou cet autre espace précis mais le temps et la distance tout court. Berman prêche donc pour que la traduction affiche au lecteur sa qualité « d’auberge du lointain » par un métissage linguistique : le lecteur est amené à croire que le référentiel de sa traduction n’est pas seulement la réalité à laquelle les mots renvoient, mais aussi l’original. Toutefois, la traduction ne se réfère pas à la matérialité de celui-ci, mais plutôt à sa fonction d’origine, inscrivant cette dernière dans son propre corps par les procédés de mise en scène de l’origine mentionnés plus haut.

Or si nous suivons la théorisation benjaminienne, Berman, ce faisant, parvient à donner une aura aux traductions, alors qu’elle est une caractéristique des textes originaux, difficilement transmissible à leurs reproductions, alors qu’elle est la valeur artistique elle-même. Dans son dernier ouvrage, Pour une critique des traductions, le délaissement de l’éthique au profit d’une poétique, où ce qui compte est que la traduction fasse texte, fasse œuvre, est souvent perçu comme un revirement des positions bermaniennes[13]. Si notre hypothèse est juste, Berman ne fait qu’expliciter ce vers quoi tendait déjà sa littéralité : investir la traduction d’une aura, en faire donc une œuvre indépendante, dans sa systématicité, par rapport à l’original, mais trouvant en celui-ci une source pour créer cette mise en scène de l’origine et du lointain qui apparaît dès lors comme le fondement de toute la pensée de la traduction de Berman.

La « maîtrise absolue de la langue maternelle »

Sherry Simon l’a déjà évoqué dans un article paru en 2001 dans la revue TTR, dans un numéro consacré à Antoine Berman et dirigé par Alexis Nouss, la pensée d’Antoine Berman est francocentrée, elle est moins fertile appliquée dans d’autres espaces porteurs d’histoires linguistiques et sociales différentes (Simon 2001 : 26). Étant de langue maternelle italienne et ayant fait de l’espace littéraire et linguistique italien l’un de nos champs de recherche, nous allons évoquer un élément clé permettant de saisir la quasi absence de traductions étrangéisantes dans l’espace italophone.

Lorsque l’auteur de L’Auberge du lointain analyse l’opération traductive de Chateaubriand, il nous dit que celle-ci est exemplaire pour deux raisons : premièrement « parce qu’elle a été accomplie à partir d’une maîtrise absolue de la langue maternelle (cultivée) », deuxièmement parce qu’elle constitue un type de traduction littérale, un « travail-sur-la-lettre », jamais vu auparavant en France (Berman 1999 : 112). Berman établit donc une relation entre cette maîtrise du langage approprié qu’est le français littéraire et un certain littéralisme. Il peut parler de « maîtrise absolue de la langue maternelle » en se référant à une entreprise qui a eu lieu en 1836, c’est-à-dire dans les mêmes années où, en Italie, Alessandro Manzoni travaillait sans relâche à la mise à jour linguistique, à la toscanizzazione de ses Promessi sposi, afin de contrer sa non-maîtrise de l’italien. Par un tel constat, Berman n’exagère en rien la position réelle de Chateaubriand au sein du système linguistico-littéraire national ni le sentiment de l’écrivain face à sa propre langue. Dans ses remarques sur la traduction, Chateaubriand déclare du reste :

Si je n’avais voulu donner qu’une traduction élégante du Paradis perdu, on m’accordera peut-être assez de connaissance de l’art pour qu’il ne m’eût pas été impossible d’atteindre la hauteur d’une traduction de cette nature. (Chateaubriand 1861 : i)

Chateaubriand a donc une maîtrise suffisante de la langue littéraire française pour produire une traduction élégante. Cela ne semble toutefois pas l’intéresser, dans la mesure où il s’applique à produire une « traduction littérale dans toute la force du terme » (Chateaubriand 1861 : i). En quoi donc sa « maîtrise absolue de la langue maternelle » a-t-elle rendu son travail « exemplaire » ? Selon Berman la littéralité en traduction est le signe d’un « rapport mûri à la langue maternelle », rapport qui permet au traducteur de « violenter » celle-ci (Berman 1999 : 105). Ce que Berman ne dit pas, c’est que dans cet imaginaire sexué et si chargé érotiquement, il faut, pour que le rapport à la langue puisse avoir mûri, que la langue maternelle soit elle-même mûre, qu’elle soit maîtresse d’elle-même et qu’elle puisse laisser place au sentiment de « maîtrise absolue » d’autrui. Pour sortir du vocabulaire bermanien, nous pourrions dire que la langue maternelle doit être assez forte en tant que langue (tout court, sans adjectifs) afin de ne pas être déstabilisée face à l’étrangéisation opérée par la traduction littérale, afin de ne pas simplement la subir mais d’en tirer profit. Ainsi, ce n’est pas seulement le français littéraire qui doit être maître de soi et maîtrisé par autrui mais aussi cette nature absolue qu’est le français en tant que langue. Cela nous apparaît plus clairement dans le discours que Berman tient dans L’Épreuve de l’étranger. Au début de l’ouvrage, il peut affirmer :

Le pur traducteur est celui qui a besoin d’écrire à partir d’une œuvre, d’une langue et d’un auteur étrangers. [...] Sur le plan psychique, le traducteur est ambivalent. Il veut forcer des deux côtés : forcer sa langue à se lester d’étrangeté, forcer l’autre langue à se dé-porter dans sa langue maternelle. (Berman 1984 : 20)

Nous nous interrogeons sur la présence de cette volonté d’écrire à partir d’une langue et d’un auteur étranger, cette volonté de « forcer sa langue à se lester d’étrangeté », chez un traducteur qui n’a pas de langue qui soit maternelle et littéraire à la fois. L’interrogation peut paraître moins anodine lorsque nous observons la longue note de bas de page qui accompagne les lignes que nous venons de citer. En commentant le tiraillement psychique du traducteur, Berman compare celui-ci aux « écrivains non français écrivant en français », en se référant à la fois au bi- et plurilinguisme des situations (post)coloniales et à Beckett (Berman 1984 : 18-19). Ce qu’il semble négliger à notre avis, c’est que, dans le premier cas, la possibilité d’introduire des éléments étrangers dans sa propre langue n’est pas le fruit d’un choix mais la conséquence d’une violence d’ordre politique, culturel et symbolique subie que le français-langue maternelle, par son histoire, ne peut qu’ignorer.

Or, Berman nous dit qu’il faut bien distinguer la langue nationale et la langue maternelle, et que la littéralité qu’il défend va découvrir et travailler le non-normé de la langue maternelle, ce qui pousse cette dernière à dévoiler ce qu’elle a de plus maternel, c’est-à-dire l’accueil[14]. Cela semble en partie confirmer nos hypothèses sur l’impossibilité pour les traducteurs italiens de concevoir un travail littéraliste, jusqu’à la deuxième moitié du XXème siècle au moins. À partir du moment où la langue d’écriture n’est presque jamais langue maternelle, le normé et le non-normé de la langue nationale ne peuvent qu’agir très relativement sur cette zone de désir violent décrite par Berman ou Derrida de « faire arriver quelque chose[15] » à la langue.

En d’autres mots, l’auberge de Berman est une auberge française, tout comme son lointain, son étranger sont fabriqués depuis la France.

Bibliographie

Benjamin, Walter (2008) L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique [1939], tr. fr. Maurice de Gandillac revue par Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard.

Berman, Antoine (1984) L’Épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard.

Berman, Antoine (1995) Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard.

Berman, Antoine (1999) La Traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Paris, Seuil.

Casella, Mario (1966) « Jaufré Rudel [1938] », in Id., Saggi di letteratura provenzale e Catalana, Bari, Adriatica, p. 69-115.

Chateaubriand, François-René de (1861) « Remarques », in Milton, John, Le Paradis perdu [1836], Paris, Renault et Cie.

Chiarini, Giorgio  (éd.) (1985) Il canzoniere di Jaufré Rudel, L’Aquila, Japadre, 1985.

Frank, Grace (1942) « The Distant Love of Jaufré Rudel », Modern Language Notes, LVII, 1942, p. 528-534.

Godard, Barbara (2001) « L’Éthique du traduire : Antoine Berman et le “virage éthique” en traduction », in TTR, vol. 14, n° 2, p. 49-82.

Jeanroy, Alfred (éd.) (1924) Les Chansons de Jaufré Rudel [1915], Paris, Honoré Champion.

Jensen, Frede (1994) Syntaxe de l’ancien occitan, Tübingen, Niemeyer.

Meschonnic, Henri (1999) Poétique du traduire, Paris, Verdier.

Pickens, Rupert T. (éd.) (1978), The Songs of Jaufré Rudel, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, p. 174-177.

Rosenstein, Roy, Wolf, George (éd.) (1983) The Poetry of Cercamon and Jaufré Rudel, New York-London, Garland, p. 146-149.

Rudel, Jaufré (2011) Chansons pour un amour lointain, adapt. fr. Yves Leclair, Gardonne, Fédérop, p. 56-63.

Rudel, Jaufré (1992) Liriche, (éd.) R. Lafont, Firenze, Le Lettere, 1992.

Simon, Sherry (2001) « Antoine Berman ou l’absolu critique », in TTR, vol. 14, n° 2, p. 19-29.

Spitzer, Leo (1959) « L’amour lointain de Jaufré Rudel et le sens de la poésie des troubadours [1944] », in ID., Romanische Literaturstudien 1936-56, Tübingen, Niemeyer, p. 363-417.

Notes

[1] Pour le texte de la chanson, nous renvoyons à Jeanroy, Alfred (éd.) (1924 : 12-15).

[2] Ainsi nous avons d’un côté les adjectifs lointain(e)-lontano(a)-distant et de l’autre les adverbes et syntagmes adverbiaux (de) loin-lontano-far-from a distance-from afar. Cf. Jeanroy (1924), Rudel (1992 et 2011), Casella (1966), Chiarini (éd.) (1985), Frank (1942), Pickens (éd.) (1978), Rosenstein, Wolf, (éds.) (1983).

[3] Spitzer est une des références récurrentes de Berman quant à ce qui fait un texte. Cf. Berman (1999 : 63).

[4] Berman (1984 : 20) : « Tout texte à traduire présente une systématicité propre que le mouvement de la traduction rencontre, affronte et révèle. En ce sens, Pound pouvait dire que la traduction était une forme sui generis de critique, dans la mesure où elle rend manifestes les structures cachées d’un texte. Ce-système-de-l’œuvre est à la fois ce qui offre le plus de résistance à la traduction et ce qui la permet et lui donne sens ».

[5] Ibid., p. 272-273 : « Le traducteur (et non le simple lecteur, fût-il critique) peut percevoir ce qui, dans un texte, est de l’ordre du “renié”, parce que seul le mouvement de la traduction fait apparaître la lutte qui s’est déroulée dans l’original, et qui a conduit à l’équilibre qu’elle est ».

[6] Berman (1999 : 13) : « Pour [l]es traducteurs [« professionnels »], traduire littéralement, c’est traduire “mot à mot”. Et ce mode de traduction est justement appelé par les Espagnols traducción servil. En d’autres termes, il y a confusion ici entre le “mot” et la “lettre”. Assurément, on peut démontrer [...] que traduire la lettre d’un texte ne revient aucunement à faire du mot à mot ».

[7] Ces tendances sont : la rationalisation, la clarification, l’allongement, l’ennoblissement et la vulgarisation, l’appauvrissement qualitatif, l’appauvrissement quantitatif, l’homogénéisation, la destruction des rythmes, la destruction des réseaux signifiants sous-jacents, la destruction des systématismes textuels, la destruction (ou l’exotisation) des réseaux langagiers vernaculaires, la destruction des locutions et idiotismes, l’effacement des superpositions des langues. Pour l’approfondissement de chacune d’entre elles, nous renvoyons à Berman (1999 : 53-68).

[8] Berman (1999 : 40) : « Car, comme Voltaire ou Vialatte, [les traductions poétiques par des poètes] négligent le contrat fondamental qui lie une traduction à son original. Ce contrat – certes draconien – interdit tout dépassement de la texture de l’original. Il stipule que la créativité exigée par la traduction doit se mettre toute entière au service de la ré-écriture de l’original dans l’autre langue, et ne jamais produire une sur-traduction déterminée par la poétique personnelle du traduisant ».

[9] Ailleurs il définit le texte comme « systématicité et corrélativité, organicité de tous ses constituants », cf. Berman (1995 : 65).

[10] Berman (1999 : 130) : « On pourrait dire : la traduction littérale authentique doit apparaître comme un pur “mot à mot”, mais ne pas l’être ».

[11] Les deux traductions françaises sont de Paul Mazon et de Jean Grosjean, pour les références bibliographiques tout comme pour l’analyse de Berman, nous renvoyons notre lecteur à Ibidem, tout en lui signalant qu’une mise à jour de cette analyse a été faite par l’auteur in Berman (1984 : 250-278). Ici, le même vers est traduit différemment par Berman : « qu’y a-t-il ? tu sembles broyer un pourpre dessein ».

[12] Un fantasme qui, selon Meschonnic, se produit selon la chaîne conceptuelle « étymologie-origine-essence-vérité ». Cf. Meschonnic, (1999 : 15, 82).

[13] Cf. Berman (1995 : 92) : « La poéticité d’une traduction réside en ce que le traducteur a réalisé un véritable travail textuel, a fait texte, en correspondance plus ou moins étroite avec la textualité de l’original. Que le traducteur doive toujours faire texte, cela ne préjuge absolument pas ni du mode ni de la visée de la traduction : entre le Lucien de Perrot d’Ablancourt, belle infidèle type, les Mille et Une Nuits de Galland, le Poe de Baudelaire, le Paradis Perdu de Chateaubriand, le Hopkins de Leyris, L’Odyssée de Jaccottet, L’Énéide de Klossowski, la “poésie non traduite” de Robin, aucun point commun, si ce n’est que dans tous les cas il y a travail textuel (poétique au sens large) et production d’œuvres véritables. Même s’il pense que son œuvre n’est qu’un “pâle reflet”, qu’un “écho” de l’œuvre “véritable”, le traducteur doit toujours vouloir faire œuvre ». – Pour le jugement de revirement voir, entre autres, Godard (2001).

[14] Berman, Antoine, La Traduction et la lettre ou L’Auberge du lointain, op. cit., p. 131, 141-142.

[15] Derrida, Jacques (1996) Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, p. 85.

©inTRAlinea & Paolo Bellomo (2021).
"L’auberge est plutôt lointaine", inTRAlinea Special Issue: Space in Translation.
Stable URL: https://www.intralinea.org/specials/article/2573