La direction d’une formation en traduction comme acte politique

By Nicolas Froeliger (Université de Paris, France)

Abstract

English:

If translation, in some cases, amounts to a political act, then the training of translators has to be one also. But how can such topic be tackled in a scientific manner? The difficulty, here, lies in the ethical (personal and professional) nature of the question, and at this stage, the best one can do is to suggest pathways for research. In a world where points of view are highly dependent on the position one occupies, the author of this paper assumes the stance of a former pragmatic translator turned head of a translator program. He first outlines the major changes that have taken place in the profession over the past decades, and the various possible reactions (if any) to those changes, before reflecting on the value systems involved in those reactions. Finally, the author attempts to justify the choice, made by a number of translation programs in Europe and beyond, of professionalization. And in order to overcome the contradictions with the involved points of view, including between a necessary professionalization and the generous idea of translation as a common public good, he suggests a concentric approach, where professional ethics is surrounded by, and subject to, personal ethics.

French:

Si la traduction, dans certains cas, est un acte politique, alors comment la formation des traductrices et traducteurs pourrait-elle ne pas l’être ? Et accessoirement, comment traiter avec les outils de la scientificité cette question, qui est de nature déontologique et éthique, et comporte donc une part importante de subjectivité ? Cet article entend esquisser des réponses à ces deux questions. Il est l’œuvre (subjective, donc) d’un ancien traducteur, devenu responsable de formation en France, ce qui constitue l’un des multiples points d’entrée dans ce sujet. Il s’agit, pour tenter de faire le tour de cette question, d’actualiser l’image de la profession de traducteur, en revenant sur les bouleversements qu’elle a connus depuis quelques décennies, avant de dessiner les positionnements envisageables face à ces évolutions, pour ensuite remonter aux systèmes de valeurs qui justifient ces positionnements, et enfin de justifier le choix, opéré par de nombreux masters en traduction en Europe et ailleurs, de la professionnalisation. Choix qui, néanmoins, ne résout pas à lui seul la question du rôle nouveau qui doit être dévolu à la traduction dans la société tout entière. Au-delà et au-dessus de la préoccupation déontologique, il faut donc mettre en œuvre une réflexion de nature éthique.

Keywords: translator training, political commitment, professionalisation, ethics, formation, ethics in translation, professionnalisation, déontologie, éthique

©inTRAlinea & Nicolas Froeliger (2021).
"La direction d’une formation en traduction comme acte politique"
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Les bouleversements que connaît depuis quelques années la traduction, à la fois comme profession et comme fonction sociale, posent de façon aigüe la question du rôle des formations qui y préparent.[1] À ce titre, beaucoup des interrogations que l’on observe en général dans le champ politique peuvent également être appliquées au positionnement de ces formations et de leurs responsables : à quoi servons-nous (sous-entendu, quel est le rôle d’un diplôme dans une profession qui s’en était fort bien passé auparavant) ? Qui servons-nous (la science, le marché, les entreprises, la profession, la société tout entière...) ? Dans quel univers (progrès de la traduction automatique, migrations, développement des linguae francae, éclatement de la profession en une multitude de métiers, rapprochement des fonctions traduction et interprétation...) ? Avec quels alliés (les associations, les pouvoirs publics, les entreprises) ? ; contre quels adversaires (les associations, les pouvoirs publics, les entreprises...) ? Avec quelles régulations ? L’ensemble de ces questions se posent à l’intérieur de chaque pays, mais aussi à l’échelle européenne, et dans une certaine mesure mondiale. Ainsi, la Chine s’est dotée de 253 nouveaux masters de traduction entre 2009 et 2019, ce qui aura forcément une incidence à terme... Avec des réponses et à partir de principes ou de cadres juridiques qui peuvent être sans commune mesure. Et bien sûr, la recherche n’est pas épargnée par une telle problématique : quel positionnement par rapport à la formation professionnelle ; la traductologie, discipline appliquée s’il en est, peut-elle mériter le nom de science ? ; est-ce se salir les mains que de se consacrer à de tels domaines (et donc, y-a-t-il une recherche noble et une recherche plébéienne ?), etc. Après que de nombreux travaux ont montré que la neutralité était un concept douteux en traduction, j’entends témoigner qu’il en va de même pour la neutralité des formateurs et des formations dans ce domaine – ce qui pose un délicat problème épistémologique. J'entends donc faire ressortir le caractère politique que revêt, à mon sens, la direction d’une formation en traduction en commençant par actualiser l’image que l’on peut se faire de cette profession, avant de m'interroger sur les positionnements constatés face à ces évolutions, puis sur les systèmes de valeurs sous-jacents, pour justifier enfin le choix, opéré par de nombreux masters en traduction en Europe et ailleurs, de la professionnalisation.

1. Des points d’entrée dans l’observation de la traduction

Avant de développer ces différents aspects, je me sens néanmoins retenu par une forme de gêne. En effet, je n'ai pas la totale certitude que les idées en question soient véritablement scientifiques. Je compte en outre traiter d'un sujet qui peut être tenu en suspicion (ou pire) par certains. Je serais plus à l'aise, pour en parler, dans un cadre associatif, dans des forums qui réunissent d'autres responsables de formation, ou avec des représentants de l’univers professionnel – ce qui est au demeurant une pratique courante chez les responsables de formation. Si je le suis moins dans cette publication, c'est qu’en guise de bases théoriques sur lesquelles fonder mon propos, je suis plutôt armé d’une conviction, forgée par l’expérience[2]. Donc subjective. Plus qu'une question scientifique, donc, je vois là un problème éthique et déontologique. D’où le choix, dans le présent article, de la première personne du singulier. Au demeurant, c'est peut-être précisément cela que l'on peut qualifier d'acte politique. Ce que ne contesterait pas non plus, j’espère, Mona Baker (2001 : 11-12), qui écrit que toute recherche peut légitimement être considérée comme une forme d’action politique. J’y reviendrai.

C’est qu’il y a différents points d’entrée pour parler de traduction : on peut y accéder par le prisme de la littérature, de la culture, de l’art, de l’économie, de la technique (au sens de technique de traduction, mais aussi de traduction technique). Mais aussi par celui du social et de la vie professionnelle, ce qui n’est pas la même chose, et peut même être délicat à articuler. Autant de positionnements, autant d’habitus, pour emprunter un terme familier aux sociologues. Peut-être, dans ces conditions, n'est-il pas inutile d’en dire un peu plus sur ce qui informe – et peut-être déforme – mon point de vue. Ce point de vue est celui d'un ancien traducteur professionnel (17 ans passés à la tête d'une petite société de traducteurs) devenu enseignant-chercheur en traduction, impliqué dans le monde des formations en France et en Europe (AFFUMT : Association française des formations universitaires aux métiers de la traduction ; EMT : master européen en traduction...) et coresponsable, en France, d'un master professionnel organisé, c'est important, selon le régime de l'alternance. En vertu de ce système, qui existe aussi, avec des variantes, au Canada et en Allemagne, les étudiants de master 2 sont rémunérés par l'entreprise qui les emploie, et qui juridiquement les délègue à l'université 21 semaines par an. Vingt-six autres semaines, soit une sur deux entre septembre et juin, plus la totalité des mois de juillet et d'août, sont passés au sein de l'entreprise (le master 1 est classiquement organisé en deux semestres de 12 semaines chacun). Ajoutons cinq semaines de congés payés et nous avons douze mois bien remplis. Diriger une telle formation fournit ainsi un bon point d'observation à la fois pour les évolutions du marché de la traduction et pour les différends que peut susciter le débat sur la relation entre université et monde du travail. Et comme il n'est pas de pensée libre qui ne s'interroge sur ses propres présupposés, c'est un lieu idéal pour se demander au service de qui, fondamentalement, j'exerce cette fonction. Cela fait donc partie des questions que je me pose à moi-même. Néanmoins, il va de soi que mon cas personnel a très peu d'importance, et c'est la raison pour laquelle je compte bien élargir le débat, en suggérant une position que je crois valable – ou en tout cas défendable – au-delà des particularités individuelles ou nationales. Disons que j'y vois l'occasion de proposer des éléments de doctrine et de discussion, sans certitude absolue sur le bien-fondé de mes positions : c’est une invitation au dialogue.

2. De l’obsolescence de nos représentations

Commençons par une image d’archive, hélas de trop mauvaise qualité pour être reproduite ici : une photographie du comité directeur de la Société française des traducteurs (SFT), la principale association française dans ce domaine (et d’ailleurs, à l’époque, la seule) dans les années 1950. Qu’y voit-on ? Des hommes, en costume, et qui fument. La seule femme (en chapeau) se trouve devant une machine à écrire : c’est une secrétaire. Voilà comment on s’est longtemps représenté la profession : masculine, solitaire, libérale. Une profession à laquelle on accédait par les hasards de l'existence, que l’on considérait comme un art ou un artisanat, avec des modes de fonctionnement séculaires, voire millénaires (en témoignent deux titres fameux : Sous l’invocation de Saint Jérôme, de Larbaud [1946], De Cicéron à Benjamin, de Ballard [1992]), fonctionnant à la confiance (rareté des contrats écrits) et alignée sur les principes de la traduction littéraire. Un univers peuplé, selon l’expression de Daniel Moskowitz (lui-même pendant trente ans directeur de la section traduction de l’ESIT/École supérieure d’interprètes et de traducteurs, à Paris, cité par Ladmiral, 1972 : 6-7), d’« esthètes » (les traducteurs littéraires) et de « mercenaires » (ceux que l’on n’appelait pas encore traducteurs pragmatiques). Et qui d’ailleurs n’attendaient pas grand-chose de l’institution universitaire, considérant globalement qu'apprendre la traduction dans un établissement supérieur, ou s'intéresser à une quelconque théorie de la traduction, était dans le meilleur des cas inutile, dans le pire, nuisible. Beaucoup a déjà été dit, à différentes époques, sur ce point (« Tout se passe comme si vivaient côte à côte une théorie toujours alléguée, mais à laquelle les théoriciens ne croient pas vraiment eux-mêmes, et une pratique à peu près sans influence contre cette théorie. » Mounin, 1955 : 7, ou « Il s'agit de tenter d'en finir, au moins sur le plan des principes, avec quelques idées reçues concernant la traduction. Particulièrement celle qui oppose la théorie à la pratique, les théoriciens et les praticiens. Et qui vient des praticiens. » Meschonnic, 1999 : 20), il est donc inutile de s’y appesantir.

Aujourd’hui, cette image sent le sépia et le sapin : elle n’a plus de pertinence, sauf peut-être dans certains esprits. Il faut l’actualiser. En effet, si l’on prend le cas français,

  • plus de 80 pour cent des traducteurs professionnels sont des traductrices ;
  • la majorité d'entre elles et d’entre eux, surtout chez les plus jeunes, possèdent un diplôme en traduction (60,44 pour cent en 2015, contre 52,07 pour cent en 2008, selon le sondage SFT sur les pratiques réalisé en 2015, question 7) ;
  • ils sont pour la plupart rompus à la pratique de la traduction assistée par ordinateur (TAO), de la traduction automatique et d’autres outils informatiques : à 78,42 pour cent, selon le sondage SFT 2015 (question 15), contre déjà presque 65 pour cent en 2008 ;
  • ils ont désormais pour pratique courante de travailler à partir de devis, voire d’appels d’offres, et sur la base de bons de commande ;
  • la traduction littéraire, ou plus largement la traduction d'édition, représente, selon les estimations les plus généreuses, entre 3 et 10 pour cent du poids économique du secteur, le reste de la profession se répartissant en une grande variété de métiers, qui évoluent rapidement et entre lesquels on constate une grande porosité : traducteurs, certes, mais aussi réviseurs, chefs de projet, terminologues, localisateurs, postéditeurs, rédacteurs/communicateurs techniques, transcréateurs, ingénieurs linguistes (voir par exemple Cronin, 2013). Ce qui n’est pas sans poser des problèmes d’ergonomie (voir par exemple Ehrensberger-Dow et Massey, 2019)... ;
  • à l’ère des mégadonnées (big data, en franglais), l’accès aux corpus y tient un rôle de plus en plus important, ne serait-ce que pour nourrir les mémoires de traduction et extraire les éléments terminologiques et phraséologiques (voir par exemple Loock, 2016, ou Gledhill et Kübler, 2015). De ce fait, on assiste à une redéfinition du service prêté, dans le sens d’une prise en charge de la communication multilingue des organisations, à des fins internes ou externes ;
  • ce monde s'est doté, diversement selon les pays, d'instances de régulation qui dialoguent et se concertent : le master européen en traduction (EMT), en place depuis 2009, et qui regroupe depuis 2019 81 membres, le projet PAMCIT (Pan African Master’s Consortium in Interpreting and Translation) en Afrique... ;
  • le paradigme dominant, porté par différentes théories, qui s'accordent au moins sur ce point, est celui de la communication.

Pour peu que l’on reste sous l’emprise du modèle d’il y a quelques décennies, on pourrait donc se sentir comme Saint Jérôme, qui écrivait après la défaite d’Andrinople contre les Goths, en l’an 378 de notre ère : « à présent les Barbares sévissent à travers notre pays, et tout n’est plus qu’incertitude. » (Von Campenhausen 1969 : 176) Ces évolutions posent accessoirement des problèmes de délimitation (où s'arrêtent les métiers de la traduction ?) et de définition (comment continuer de caractériser la traduction comme hyperonyme de ce vaste ensemble, et le faut-il même ?). Parmi les multiples définitions proposées pour le mot traduction, c’est peut-être finalement celle de Daniel Gouadec qui semble ici la plus pertinente : « toute forme de traitement d’un déséquilibre entre langues et cultures » (Gouadec 2005 : 16). Dès lors que l'on se voit confier la responsabilité d'un diplôme, il faut pourtant se positionner. Ce qui nous conduit à observer, schématiquement, trois approches :

  • on peut d’abord considérer que ces évolutions n'ont aucun rapport avec la fonction de l'université, et donc les ignorer, au nom d’une nécessaire séparation entre les deux univers. Cela revient à continuer d'enseigner la traduction à partir de la représentation séculaire que l'on se fait de cette fonction, sans se préoccuper des conditions pratiques d’exercice ;
  • on peut aussi transposer cette distinction entre ce qui est noble et ce qui ne l'est pas à l'intérieur des formations, qui seront alors alignées soit sur la traduction des « grands textes », pour se situer dans la filiation de Berman, soit sur les salariés des grandes organisations internationales – et en particulier les interprètes de conférence. Les premiers sont en effet porteurs d'un prestige symbolique (la haute littérature) hérité de la traduction des textes sacrés ; les seconds, d'une réussite financière enviable, que l'on trouve également sur le segment « haut de gamme » du marché (voir par exemple Mesa 2018) ;
  • on peut enfin estimer que ces changements survenus dans le monde professionnel sont déterminants pour la fonction qui est la nôtre, c'est-à-dire que nous n'avons pas à émettre de jugement à leur sujet, mais simplement à les considérer comme des faits auxquels il s'agit de s'adapter.

3. Des systèmes de valeurs à l’œuvre dans nos représentations

Chacune de ces approches est bien sûr justifiée à l’intérieur de son système de valeurs propre. La première voit l'université comme un lieu situé hors du monde et capable, à ce titre, d'analyser les mécanismes et les évolutions de ce monde, jusqu'à faire pièce aux tendances, aux effets de mode, aux idéologies du moment. Un point d’ancrage et de résistance, en somme. Cette posture s’inscrit dans une longue tradition : dès le Moyen Âge, c'est-à-dire dès les premières universités, celles-ci, au même titre que les églises, étaient des lieux où la puissance publique n'avait pas le droit de pénétrer de son propre chef (voir par exemple Caisse des dépôts et consignation et Conférence des présidents d’université, 2010, paragraphe 3.2.2)[3]. On en trouve une actualisation, en France, dans les deux principaux slogans entendus lors des mouvements d’opposition aux réformes survenues ces dix dernières années : « L’université n’est pas à vendre », « Le savoir n’est pas une marchandise ». La priorité sera ici à la formation de citoyens aptes à poser un regard critique. La traduction en tant qu’idéal platonicien et outil pour la conduite d’une pensée libre y trouve son compte ; la citoyenneté aussi. Les traducteurs... peut-être.

La deuxième approche, à partir des années 50, inverse les données du problème : elle conduit à repenser non seulement la formation, mais aussi la recherche à partir du monde professionnel, et plus précisément des composantes de ce monde qui apparaissent les plus légitimes et les plus visibles. En espérant, dans le meilleur des cas, un effet d'entraînement. C’est une démarche militante, qui vise la conquête d’une légitimité. Ce qui a supposé, en recherche, de rompre, parfois violemment, avec la linguistique ou la littérature comparée, et a engendré une traductologie souvent plus prescriptive que descriptive, avec un désir affiché de faire école. Dans la sphère francophone, cela a donné la théorie interprétative de la traduction (TIT) ; dans les pays de langue allemande, le courant fonctionnaliste. Cette fois-ci, c’est bien de traducteurs – et, en France, surtout d’interprètes – qu’il est question, plus que de traduction en général. Mais d’abord d’une certaine catégorie de traducteurs. Ce qui revient dans une large mesure à envisager et à structurer le monde de la traduction comme un système de castes.

La troisième approche est celle des formations professionnelles, ou plus exactement professionnalisantes plus récentes, c’est-à-dire créées pour beaucoup au début des années 1990. Celles-ci entendent former des individus à l'exercice rémunéré, si possible bien rémunéré, de leur profession, mais en s’adressant à l’ensemble de celle-ci. Cette fois, le jugement a priori sur ce qui est noble et sur ce qui est plébéien a disparu. Ce qui suppose, évidemment, de tenir compte de ce marché qui n'a pas, dans nos murs, que des amis.

Chacune de ces instances, et c’est normal, aspire à être celle qui va définir la norme pour l'ensemble du secteur. Si la question était de savoir s’il existe une neutralité axiologique des formateurs à travers leurs actes et leurs positionnements, la réponse serait donc clairement non – qu’on en soit conscient ou pas. C’est la différence entre l’idéologie et les postures assumées.

Au final, et au risque de schématiser, le problème serait celui du degré d'acceptation dont l'institution universitaire se sent capable par rapport au monde extérieur – et réciproquement. Je serais ainsi tenté de dire que la première option, celle de l’université comme lieu hors du monde, est de nature philosophique, au sens où elle entend se régler sur une forme de sagesse, au sens fort du terme. Avec en miroir celle des professionnels du passé pour lesquels la meilleure relation avec l’université était précisément une absence de relation, et qui pourrait être qualifiée de corporatiste (voir supra les citations de Mounin et Meschonnic). La deuxième approche procédera, selon les points de vue, d'une vision hiérarchisée de la profession, ou d'une posture d’avant-garde – au risque de se couper des évolutions majoritaires du monde professionnel. La dernière, celle que, modestement, je prône, aspire à avoir une action sur le réel à partir des données mêmes de ce réel. Ces deux dernières postures sont à proprement parler politiques, même si leurs positionnements respectifs sont différents.

4. Pourquoi la professionnalisation ?

Le problème, ici, est que, selon les options choisies, tel ou tel acteur du secteur apparaîtra tantôt comme un allié tantôt comme un adversaire, voire comme un épouvantail… Ces acteurs étant donc les professionnels, les agences de traduction, les utilisateurs de services de traduction ou les institutions, considérés les uns et les autres individuellement ou à travers leurs représentants, notamment associatifs. Sans oublier ces instances abstraites, mais à l'influence bien réelle que Cornelius Castoriadis (1975) appelait des « significations imaginaires sociales » : la science, la langue, la diversité, la citoyenneté, l'émancipation...

Mon opinion personnelle est que, formateur, je suis avant tout au service d'étudiants qu'il s'agit d'armer le mieux possible pour la confrontation avec des employeurs (pour les futurs salariés) et des donneurs d'ordre (pour les indépendants). Ce qui nécessite de les former en fonction des évolutions de ce marché ; et que les priver de ces moyens aboutirait à les placer en position d'infériorité dans ce rapport de force. Voire à les condamner au chômage ou à l’exploitation, faute de compétences suffisamment valorisables (voir à ce sujet le référentiel de compétences du réseau EMT, 2017). Cela suppose de considérer notamment les entreprises comme des interlocuteurs et comme des partenaires. D'où le choix, dans le cas du master professionnel que je codirige[4], de l'alternance. Choix qui a fait l'objet, à ses débuts (la formation en question existe depuis 1990), de vives polémiques : pour beaucoup, cela équivalait à donner les clés de l'université aux entreprises, alors qu’un siècle plus tôt, tout avait été fait (en France, en tout cas) pour leur retirer cette prérogative… Je crois que c’est exactement le contraire, et qu’il faut aller au contact, sans être naïf. Certes, certains acteurs économiques seront toujours tentés de peser sur ce qui se passe à l'intérieur de nos murs. Dans ce cas, les responsables de formation doivent se sentir suffisamment solides sur leurs bases universitaires pour les remettre — poliment — à leur place. Dialoguer, oui ; mais entre égaux. Ce qu'il s'agit de faire, finalement, c’est de négocier des interdépendances entre formations, professionnels, entreprises et pouvoirs publics, en faisant en sorte que chacun reste souverain dans le domaine qui est le sien, sans l'emporter sur les autres, mais en étant entendu. Ce qui pourrait être une définition opératoire d’un espace démocratique.

La question, finalement, est de savoir si nous sommes satisfaits du monde qui nous entoure. Et qui nous entoure en deux cercles concentriques. Il y a tout d'abord la situation des traducteurs aujourd'hui, en plein bouleversement, nous l'avons vu, avec à la fois des querelles de légitimité et des remises en cause profondes. Personnellement, et je sors ici une nouvelle fois d’une posture de recherche, je ne m'en contente pas et j'estime qu'il est de mon devoir de contribuer à l'améliorer. Mais cette préoccupation, que je qualifierai de déontologique, pourrait après tout être taxée de corporatiste si on n’allait pas au-delà. Car il y a un autre cercle, plus large : celui de la fonction que l'on peut assigner, non plus aux traducteurs mais à la traduction et à ses métiers, dans la société tout entière. Là aussi, la tâche est loin d'être achevée, et l’union de la pratique et de la recherche y a toute sa part. Mais cette fois, la dimension est éthique. Et c'est à partir de cette dimension éthique, qui procède d'une réflexion sur la traduction dans le monde en général, qu’il faut à mon sens œuvrer au développement et à la reconnaissance de la profession de traducteur, avec la maîtrise de toutes les compétences requises pour former des interlocuteurs aptes à défendre leur position. Dans cette logique, ensuite, il faut composer, c'est-à-dire trouver des alliés et des compromis pour avancer, ce qui est là encore l'essence même de la pratique politique. En somme, l'éthique enveloppe le déontologique, qui va à son tour conditionner les positionnements concrets et la négociation des interdépendances. C'est dans la conscience de tels enjeux que l'on peut, je pense, considérer la direction d'une formation comme un acte politique. En revanche la question des choix, à leur tour politiques, que mes étudiants peuvent être amenés à faire de leur côté, n'est pas et n’a pas à être de mon ressort : j’enseigne la traduction, pas la morale. S’il y a une neutralité axiologique à avoir dans ce vaste univers, c'est bien ici qu'elle se trouvera.

C’est en tout cas grâce à une telle vision concentrique que l’on peut éviter d’opposer deux tendances qui structurent les évolutions présentes du secteur. Car miser, comme je le propose, sur la formation de professionnels compétents sur la totalité du spectre de la traduction soulève une dernière question : qui sont les perdants potentiels d'une telle configuration ? Car ce point aussi est politique… Contre qui, contre quelles pratiques la professionnalisation risque-t-elle, en bien ou en mal, de jouer ? Contre l'amateurisme. Contre l'idée – encore répandue et à laquelle les outils gratuits disponibles en ligne donnent depuis peu une nouvelle jeunesse (voir par exemple Froeliger et Laplace, sous la direction de, 2012) – que tout le monde peut produire des traductions de qualité, c’est-à-dire directement utilisables par leurs destinataires. Contre l'idée, chère à la science-fiction et aux chauffeurs de taxi du vaste monde, que traduire serait facile, serait à la portée de tous (voir par exemple Kuzweil, 2011). C’est un leurre, certes, mais derrière ce leurre, il y a l’idée que la traduction peut devenir un bien commun de l'humanité. Or, cette idée, telle qu’on la trouve développée par exemple dans le cadre d’un projet tel que TraduXio, sous l’égide de Philippe Lacour[5], est généreuse et diablement séduisante. Il faut la défendre, et là aussi, trouver une articulation avec la nécessité d'une traduction vraiment professionnelle, c’est-à-dire de résister à la tentation de les opposer. Cette articulation, je pense, pourrait dépendre, là encore, de la reconnaissance de la place – centrale et visible, au lieu d'être centrale et occultée – qui devrait être celle de la fonction traduction dans la société. Et cette place pourrait être celle de ce que l’on appelle un « tiers de confiance », dans les échanges interlinguistiques et interculturels, c’est-à-dire d’un acteur qui garantisse la validité et la sincérité des opérations. Une dimension éthique qui enveloppe une dimension déontologique, décidément. Il faut donc ménager une voie entre des injonctions et des impératifs contradictoires, ce qui, une dernière fois, renvoie à une dimension politique.

5. En guise de codicille

Le lecteur ou la lectrice, même modérément attentifs, l’auront compris, l’article qu’ils viennent de lire est baigné par une hésitation sur le caractère scientifique des propos tenus. Cette hésitation ne m’est pas seulement personnelle : elle est révélatrice du statut même de la recherche en traduction. Le phénomène – massif, relativement récent et mondial – de professionnalisation, et bien sûr la réorganisation profonde de la profession de traducteur sous l’effet des nouvelles technologies ne peuvent que se répercuter sur l’organisation de la recherche dans ce domaine. Les évolutions que nous avons mentionnées font ainsi apparaître un besoin massif de prise de recul par rapport à ces évolutions, pour en discerner les enjeux, et, modestement mais résolument, peser sur ces tendances. Mais une prise de recul qui serve à mieux embrasser, pas à se couper des phénomènes. C’est dire la nécessité d’une recherche qui soit, là encore, non pas déconnectée du réel, mais au contraire en prise (et parfois aux prises) avec celui-ci : une recherche résolument appliquée.

A cet égard, il n’est pas anodin que se développe, depuis quelques années et à la suite des travaux d’Even-Zohar (1990) et Toury (1995) une véritable sociologie de la traduction (voir par exemple, et avec des points d’application assez différents, Wolf et Fukari 2007, ou Chesterman 2017). Il y a ici beaucoup à faire, ne serait-ce que pour envisager dans des termes plus scientifiques les postures des différents acteurs de ce système. A ce titre, on pourrait notamment s’aider, d’une part, des travaux de Boltanski et Thévenot (1991) sur le concept de « cités » et de « grandeurs », à savoir ce qui construit la légitimité de tel ou tel individu en tant que membre d’un groupe professionnel, et détermine de ce fait son positionnement par rapport à ses voisins et interlocuteurs, à l’intérieur d’une même profession, ou dans ses rapports avec les autres professions et, d’autre part, de ceux de Nathalie Heinisch (2017) sur le concept d’axiologie, c’est-à-dire sur une « sociologie des valeurs ». Il y a là un riche et utile programme de recherche, ainsi qu’une mine d’outils à mettre en œuvre en les appliquant aux relations concrètes entre les acteurs du secteur de la traduction – et non plus, comme c’est souvent le cas, en les restreignant à la sphère du littéraire (Gouanvic 2007) ou de l’édition (Sapiro 2009). On peut estimer (et c’est mon cas) qu’un tel programme sort du cadre défini pour le présent article et la présente publication, et c’est pourquoi je ne le cite ici qu’en guise de codicille. Dans le même temps, lorsqu’il aura été mené à bien, s’il l’est un jour, c’est peut-être par ce biais que l’on pourra surmonter l’obstacle épistémologique posé par le caractère subjectif des réponses que l’on peut actuellement apporter à l’interrogation – nécessaire – sur le caractère politique que revêt la direction d’une formation en traduction.

Références bibliographiques

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Notes

[1] Le présent article s’inspire notamment d’une discussion avec mes collègues liégeoises Valérie Bada et Céline Letawe : qu’elles en soient ici remerciées.

[2] Et il n’est pas certain que Berman (« C’est à partir de sa nature même d’expérience que devrait se faire la réflexion sur la traduction », 1984 : 300) me soit ici d’un grand secours, car sa définition du mot « expérience » est plus philosophique que pratique et car, lorsqu’il parle de la dimension éthique de la traduction, c’est avant tout, on peut le penser, pour nous faire la morale, c’est-à-dire pour préciser comment, selon lui, il faut traduire.

[3] Il en reste des traces, dans les esprits, mais aussi tout à fait concrètement, lorsque certains militants entendent transformer, cela a été le cas en France, par exemple, à l'université de Toulouse le Mirail, en 2018, les locaux de l'université en « zone à défendre » (ZAD), au même titre que le site qui fut longtemps promis à la construction de l'aéroport de Notre-Dame des Landes. Mais ce cas est évidemment extrême, et il ne faut pas juger, sauf peut-être en traductologie, les phénomènes par leurs manifestations extrêmes.

[4] Il s’agit du master ILTS (Industrie de la langue et traduction spécialisée), à l’Université Paris Diderot/Université de Paris : [url=https://www.eila.univ-paris-diderot.fr/formations-pro/masterpro/ilts/index]https://www.eila.univ-paris-diderot.fr/formations-pro/masterpro/ilts/index[/url].

[5] Voir https://github.com/Hypertopic/TraduXio/wiki (consultée le 17 mars 2020).

About the author(s)

After his graduation at the ESIT translator school (Paris) in 1987, Nicolas Froeliger worked for 17 years as a translator and head of the Parisian Architexte translator company. He started teaching technical translation at Université Paris Diderot in 1992, where he went on to become a professor in translation studies in 2014. He has been head, and then co-head of the ILTS (Language industries and specialized translation: [webpage](http://formations-pro.eila.univ-paris-diderot.fr/)) master’s degree, at Université Paris Diderot (now Université de Paris) since 2006. After a Ph-D in American literature (on Thomas Pynchon’s novels, 1995), he directed his research toward the concrete modalities of pragmatic translation, which led him to write about sixty papers plus a book, *Les Noces de l'analogique et du numérique – De la traduction pragmatique* (Belles lettres, 2013). In 2007, he also founded the *Field Grown Translation Studies* (Traductologie de plein champ) conferences, whose aim is to bring together professional translators, trainers, researchers and students, on translation-releated topics of common interest (the four last installments have been organized jointly with colleagues at ISTI/Brussels, and FTI/University of Geneva). He is also co-director of the Center for Translation Studies (CET, at Institut des humanités de Paris), vice-president (and former president) of AFFUMT (the French association for university training in translation). In 2019, he was elected as member of the EMT (European Master’s in Translation) board.

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©inTRAlinea & Nicolas Froeliger (2021).
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