Translation and Norms

Schäffner, Christina (ed.) (1999)

Toronto, Multilingual Matters Ltd.

Reviewed by: Cecilia Foglia

Inspiré du séminaire tenu à l’Université d’Aston en 1998, Translation and norms, ouvrage publié en 1999 sous la direction de Christina Schäffner, explore le rapport entre la traduction et les normes et fait de cette analyse, qui vise à révéler l’influence exercée par le contexte social en traduction, son objectif capital ainsi que son fil conducteur unique.

Du point de vue de la structure, ce travail satisfait le critère qui lui confère la qualité d’ouvrage collectif, à savoir la présence de plusieurs contributions par différents auteurs se penchant sur le même sujet à partir de perspectives différentes. Pourtant, cette définition demeure réductrice dans le cas précis de cet ouvrage. En fait, au fur et à mesure que le lecteur examine les articles, il prend conscience de deux spécificités propres au texte. D’une part, la nature dialogique des articles et bien évidemment des deux débats qui suivent les textes de Toury et d’Hermans fait de cet ouvrage une table ronde en version papier. D’autre part, la circularité de cette œuvre, qui débute par les axiomes de Toury et d’Hermans et s’achève sur leurs impressions aux réactions suscitées chez les autres traductologues invités à disséquer ces mêmes postulats, dessine le cycle de vie de l’épistémologie concernant la relation binaire entre la normativité et la traduction, à savoir sa conceptualisation, sa critique et son approfondissement. Ce sont justement ces deux spécificités qui constituent la valeur ajoutée de cet ouvrage. Ce dernier est, par ailleurs, un exemple tangible du «virage culturel» pour l’interdisciplinarité qui le caractérise, et incarne la «mise en scène» textuelle d’une interaction constante entre le théoricien et le critique, où le lecteur joue le rôle d’un spectateur qui assiste et contribue à la sempiternelle (re)définition et (re)négociation du concept de norme et, conséquemment, de traduction. Dans la foulée d’une organisation fort équilibrée, harmonieuse et cohérente, l’accessibilité au concept de norme en relation avec le processus de traduction est garantie par la disposition chronologique et le contenu des articles, qui favorisent l’intelligibilité de l’ouvrage entier et suggèrent, en même temps, de nouvelles pistes de recherche à explorer.

L’introduction de cet ouvrage porte la signature de Christina Schäffner qui prend la parole pour expliquer le cadre historique de l’évolution du concept sociologique de norme appliqué à la traduction. Pour ce faire, elle part de la deuxième moitié du XXe siècle en distinguant deux moments principaux: la période comprise entre 1950 et 1970, caractérisée par une vision sourcière de la traduction, où les normes acquièrent une valeur prescriptive pour le traducteur qui vise à la fidélité et à l’exactitude du texte cible; et la période à partir de 1970[1] caractérisée par une nouvelle conception de la traduction. Celle-ci, en plus d’être régie par des normes linguistiques, est porteuse de fonctions communicatives attelées au contexte phénoménologique et culturel que le traducteur transmet au public cible tout en considérant sa culture. Schäffner, en mettant en relief le passage en traduction du texte au contexte, prépare le terrain à partir duquel Toury et Hermans déploieront leur définition du concept de norme, à savoir un modèle comportemental considéré correct et approprié par les membres d’une communauté.

Gideon Toury et Theo Hermans, dont l’expérience traductologique relève principalement du domaine littéraire, affirment que si par la notion de norme on entend le partage d’un savoir, d’un système de valeurs considéré correct, adéquat et approprié par les usagers, alors la traduction aussi, en tant que produit dérivant d’une communauté, est dépositaire des normes de la société de départ qui doivent être adaptées à la culture d’arrivée. Bien évidemment, cela implique l’avancement d’une approche descriptive et d’une vision cibliste de la traduction. Le descriptivisme de Toury et d’Hermans s’inspire donc, d’une part, de l’approche linguistique de la traduction par le fait d’assurer l’existence d’asymétries entre les langues, et de l’autre, de l’approche fonctionnaliste de la traduction, par sa mise en relief de la fonction culturelle du texte source et des effets de la traduction sur la culture cible. Donc, leur approche descriptive se distingue des théories prescriptives par le fait de reposer sur une perspective post-positiviste, qui perçoit la traduction comme un processus polyvalent, influencé par les spécificités spatio-temporelles des textes source et cible.

Bien que l’approche descriptive et cibliste de la traduction, ainsi que la définition de la notion de norme constituent le dénominateur commun à partir duquel Toury et Hermans construisent leur discours sur l’influence des normes en traduction, certaines dissimilitudes à la base de leurs postulats restent encore visibles. Qui plus est, malgré leur commun intérêt envers la normativité, ils sont animés par deux visées différentes. Toury, qui est à la recherche de normes, aspire en réalité à trouver des lois, et cela est démontré par l’approche pédagogique de son article qui, par le biais de questions, esquisse la genèse de la norme qui se donne en trois typologies: initiale, préliminaire et opérationnelle. Hermans, par contre, en partant d’une approche empirique, démontre que les normes s’avèrent de fiables instruments analytiques pour l’étude de la traduction.

À l’époque de sa collaboration avec Even-Zohar pour élaborer une théorie des polysystèmes en littérature, Toury présage que la traduction est le résultat de choix linguistiques soumis à l’influence du contexte phénoménologique. En partant de cette intuition, il se donne pour mission de séparer, voire de discriminer en traduction, tous les éléments qui sont proprement linguistiques de ceux qui découlent de la culture. Bien que Toury n’ait pas été capable de fournir des exemples tangibles de cette distinction, son enquête aboutit à des résultats fort intéressants. Premièrement, il s’aperçoit de l’impossibilité de définir la traduction de manière fixe, car elle est gouvernée par des normes qui ne correspondent guère à des règles inamovibles, omniprésentes et réitératives. Toury comprend que la norme, en tant qu’ensemble de valeurs partagées et constamment (re)négociées par le groupe, se métamorphose jusqu’à devenir un comportement apparemment stable, régulier, durable et prévisible. Par le fait même de se redéfinir sans cesse à cause des négociations et des changements de statut de la communauté, les normes enregistrent, le long de l’axe temporel, une tendance à l’instabilité. Donc, compte tenu de l’influence du contexte socio-historique, les normes se manifestent sous la forme de règles ou d’idiosyncrasies plus ou moins puissantes. Bref, elles constituent les « boîtes à outils » du traducteur qui, en les apprenant, acquiert les conventions, soit les contraintes à la base d’une société, à partir desquelles il décidera les stratégies traductives à adopter. Deuxièmement, Toury explique pourquoi la traduction englobe le concept de norme. D’après notre auteur, la traduction est un acte, voire, un événement qui a lieu en même temps dans l’espace cognitif (soit la sphère cérébrale), et social (soit la réalité contingente). Bien que la traduction soit régie par la norme, la liberté de choix du traducteur demeure inaltérée, même si de sa décision d’adhérer complètement, partiellement et/ou nullement aux normes, dépend l’application de certaines sanctions (positives ou négatives) de la part de la société. C’est donc le traducteur qui choisit de traduire en respectant les normes du texte source (« adéquation »), ou celles du texte cible (« acceptabilité »), et cela permet au lecteur de saisir les régularités d’une culture. Mais attention: il ne faut confondre les régularités avec les normes. Toury explique, d’un bon flot d’encre, que les régularités ne sont que l’expression tangible, voire visible, des normes. Ces dernières, alors, en quoi consistent-elles? « In all your talking about norms, I am missing the examples » (p. 47), lui fait noter Newmark d’un ton polémique. C’est exactement cela la faiblesse de l’axiome de Toury, le caractère trop aléatoire de la notion de norme qui, en l’absence d’exemples concrets, reste ancrée dans une dimension spéculative.

Donc, parler de régularités en traduction signifie individualiser les modèles comportementaux qui ont tendance à se réitérer dans un moment historique précis. Bref, la relativité de la norme dépend de l’axe spatio-temporel qui détermine sa durée. Par conséquent, une traduction est jugée ‘à la mode’, ‘démodée’ ou ‘avant-gardiste’ si le traducteur se conforme aux normes respectivement en vigueur, anachroniques ou innovantes, dans la société d’arrivée. Partant, le respect des normes en usage constitue un baromètre mesurant le degré de qualité d’une traduction qui change selon le contexte historique, comme Toury le démontre à la fin de son article en donnant l’exemple traductologique du texte « The Killers » d’Hemingway, qui fait la preuve de comment une même traduction peut varier selon la subjectivité de l’agent, le temps historique et les rectifications de statut d’une société. Bref, il prouve que chaque phase de la traduction, notamment la sélection du texte, l’adoption d’une position culturelle ainsi que de stratégies, est régie par la norme. Bien évidemment, le rôle du traducteur devient crucial, car de sa capacité à accueillir et à s’adapter au changement de normes, dépend la durée de sa carrière.

Et que dire du rapport entre la norme et l’équivalence? D’après Toury, la traduction concerne deux langues et deux traditions culturelles, soit des systèmes normatifs qui restent incompatibles. Par conséquent, l’équivalence n’est qu’une étiquette, une notion qui définit le rapport entre l’original et la traduction comme adéquat ou acceptable. Donc, la traduction est jugée équivalente lorsque le traducteur adapte le texte source aux normes en vigueur dans la culture cible. Ceci dit, évaluer le degré d’adaptation pour déterminer le niveau de qualité d’une traduction n’a aucun sens pour Toury, puisque le concept d’équivalence n’est ni absolu ni permanent, mais est tributaire de la relativité des normes, du contexte phénoménologique et de l’historicité. C’est sur ce point que, lors du premier débat, Peter Newmark s’attarde. D’après lui, une bonne traduction garde cette condition à jamais, car autrement le traducteur ne devrait traduire que des textes contemporains. Par contre, selon Toury, une telle affirmation signifie nier l’existence des normes et déclarer leur nature inamovible. Seul Paul Chilton semble avoir saisi le point avancé par Toury, c’est-à-dire sa proposition de concevoir la norme comme un critère discriminant pour qu’une traduction soit considérée bonne et socialement acceptable.

Le nom de Theo Hermans est associé à l’élaboration d’une notion «sociale» de norme correspondant à tout ce que la communauté perçoit comme adéquat, propre et conforme. Conséquemment, toute traduction est analysable d’une double perspective : celle des choix tangibles et visibles correspondant aux inclusions normatives, et celle des décisions invisibles, soit contenant toutes les normes exclues. Donc, l’étude et l’observation des normes en traduction - qui s’effectuent sur trois niveaux, soit général, culturel et idéologique - ne servent pas seulement à appréhender les régularités et les conventions d’une société, mais à comprendre aussi ses attentes et sa disposition, soit son habitus. De cette façon, le concept de norme s’enrichit des théories sociologiques de Luhmann, qui exhorte à réinterpréter la norme du point de vue des attentes, et de Bourdieu, qui voit dans la notion d’habitus l’élément central de la reproduction sociale et culturelle, puisqu’elle est capable d’engendrer des comportements réguliers et attendus conditionnant la vie sociale des hommes. En outre, par rapport à Toury, Hermans met l’accent sur le poids social des normes qui, en plus d’influencer le choix des textes à traduire, sont dépositaires des valeurs et des principes d’une communauté. Sur la base de ce postulat, nous déduisons que la traduction n’est ni neutre, ni transparente. Au contraire, elle est toujours opaque et manipulée par le traducteur ne fut-ce qu’à partir des choix qu’il fait des textes à traduire: il se transforme en agent social doué d’un pouvoir décisionnel qui lui permet de négocier entre sa subjectivité et les normes actives dans les textes source et cible. C’est pourquoi parler d’équivalence en traduction devient problématique pour Hermans qui, justement sur ce point, se démarque de Toury. Premièrement, Hermans critique Toury pour avoir emprunté le terme ‘équivalence’ en lui donnant une nouvelle signification, ce qui cause plusieurs incompréhensions. Deuxièmement, il lui reproche d’avoir réduit la notion d’équivalence à un simple concept historique, car elle est plausible dans la mesure où le texte d’arrivée est adéquat aux normes historiquement en vigueur qui par contre, d’après Hermans, se basent sur un principe de non-équivalence par le fait d’être porteuses de valeurs. Bien que la traduction garantisse une sorte d’équivalence sémantique entre les textes, elle est inévitablement imprégnée des dissimilitudes socio-culturelles qui les rendent non-équivalents. C’est pourquoi Hermans propose de faire du principe de différence le point de départ de la traduction, car si les normes suggèrent constamment la discordance linguistique et culturelle des deux systèmes, pourquoi s’obstiner à traduire par équivalence? Donc, selon Hermans l’équivalence n’est qu’une illusion, car une correspondance ponctuelle entre deux textes basés sur des valeurs différentes est irréalisable. Ceci dit, il ne faut pas confondre le concept de non-équivalence avec l’arbitrarité du traducteur. À ce propos, le rôle de l’agent devient crucial, car c’est à lui de retenir le potentiel de signification d’un texte, de communiquer sa force illocutoire par des choix traductologiques. Ce faisant, la traduction devient une activité socio-culturelle opaque, soumise à un processus de subjectivisation qui « empower[s] translators », pour reprendre l’expression de Tymoczko (2007). Comme Hermans l’explique en donnant l’exemple de la traduction de Boethius par De Buck, le discours sur la norme nous démontre que la traduction est nécessairement différente du texte source, et c’est pourquoi il serait plus approprié de l’appeler ‘approximation’, vu qu’elle est soumise à la manipulation et à l’interprétation du traducteur.

‘Hétérogène’ est l’adjectif le plus indiqué pour décrire les commentaires critiques aux postulats de Toury et d’Hermans. Chesterman apprécie le fait que l’équivalence a cessé d’être l’objectif primaire de la traduction pour devenir un résultat provenant des choix du traducteur de concert avec la norme. Toutefois, malgré l’innovation apportée par Toury au concept d’équivalence, celle-ci reste encore ancrée dans le principe discriminatoire de ressemblance/différence qui gouverne le processus de traduction. Selon Chesterman, il est temps que le traducteur parte directement de l’analyse des différences des textes en question au lieu de rechercher la manière de les faire se ressembler. Pour ce faire, il faut commencer par l’observation des normes. Dans la même veine, Gile exhorte à l’investigation des normes non pas seulement en traductologie mais aussi en pédagogie de la traduction. Il propose d’appliquer la notion sociale de norme à l’interprétation de conférence qui, différemment de la traduction où les espaces cognitif et social s’influencent réciproquement, n’est conditionnée que par le cognitif. Pym, par contre, met l’accent sur l’importance de la négociation. Il critique Toury pour sa vision de la norme attelée à une langue/société spécifique, dont dépend la décision de l’agent de traduire en respectant les normes du texte source ou de l’adapter à la culture cible. Selon Pym, le traducteur doit abandonner cette approche traductologique de l’aut-aut, pour aborder celle de l’et-et qui se manifeste par la négociation des normes des deux cultures. Dans la foulée de la négociation, le commentaire de Viaggio qui est aussi polémique qu’empirique, invite Toury et Hermans à abandonner toute forme de spéculation et d’abstraction en traductologie. S’inspirant de García Landa, Viaggio affirme que la traduction est avant tout un acte communicatif (acte de parole) dérivant d’un processus cognitif basé sur un système psycho-neuronal qui le consent, et seulement dans un deuxième temps elle devient un événement social. Il critique surtout Toury d’avoir analysé les normes traductologiques du seul point de vue social, alors qu’elles « [are] becoming based on an ever deeper knowledge of the objective laws governing communication through speech » (p. 124).

Et dulcis in fundo le commentaire de Robinson. Tout simplement, il attaque l’utilisation de l’expression « opacité de la traduction » d’Hermans sans jamais aller en profondeur, alors que dans le cas de Toury, il critique sa tentative de faire de la norme, qui « [cannot] be empirically verified » (p. 120), une loi traductologique. Et comme Toury et Hermans le soulignent dans leurs commentaires finaux, il est dommage que certains critiques n’aient discuté que des choix terminologiques à l’importance marginale, lorsque des sujets, tels que le pouvoir social de la norme et de l’agent, ont été presque complètement passés sous silence.

En guise de conclusion, dans Translation and Norms, l’ordre interne, la cohérence et la rigueur scientifique sont assurés par la succession des articles qui expliquent minutieusement l’influence des normes en traduction.

L’organisation de l’ouvrage est astucieux: il montre l’introduction d’une théorie dans l’espace académique et traductologique. Même l’introduction est stratégique. En plus de fournir le cadre historique menant au développement de la notion de norme, elle donne au lecteur tous les instruments utiles pour affronter sagacement l’ouvrage, et elle le fait en insérant dans le corps du texte les références et les informations nécessaires à reconstruire le contexte dans lequel la notion de norme a vu le jour. Bref, le lecteur ne peut pas blâmer le texte d’inintelligibilité, car il reçoit, dès le début, une boîte à outils ‘conceptuelle’ à utiliser le cas échéant. Qui plus est, le mérite de cet ouvrage repose sur le fait qu’il s’érige en exemple tangible, et authentique, de ‘virage culturel’. Si cette notion demeurait encore floue pour certains, après la lecture, elle prend une forme et une consistance très précise aux yeux du lecteur qui, grâce au dialogisme interne à la structure de l’ouvrage même, prend conscience de la signification de transdisciplinarité. Toutefois, nous aurions préféré voir l’exemple des traductions d’Hemingway à l’amorce de l’article de Toury. Cela aurait facilité la transparence de la notion de norme mais surtout d’équivalence, laquelle devient accessible à la fin du deuxième débat qui curieusement, au lieu d’éclairer les axiomes d’Hermans, se repenche sur ceux de Toury.

Quoi qu’il en soit, pour les aspirants traductologues, Translation and norms est un ouvrage à ne pas manquer: il ne met pas le point final au débat sur la notion de norme en traduction, mais il ébauche les maintes avenues qui restent à parcourir.

BIBLIOGRAPHIE 

Toury, Gideon. 1995. The nature and role of norms in translation. In Venuti, Lawrence (ed.). (2000). 2004. The Translation Studies Reader. New York and London: Routledge.

Tymoczko, Maria. 2007. Enlarging translation, Empowering translators. Manchester (UK) & Kinderhook (NY, USA): St Jerome Publishing.

NOTES

[1] C’est la décennie marquée par l’avènement du Congrès de Louvain sur la traductologie qui mène Susan Bassnett et André Lefevere à parler, quelques années plus tard, de «virage culturel» en traduction.

©inTRAlinea & Cecilia Foglia (2013).
[Review] "Translation and Norms", inTRAlinea Vol. 15
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Stable URL: https://www.intralinea.org/reviews/item/1940

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