Traduction du discours économique égyptien dans la presse française et égyptienne francophone après la Révolution du 25 janvier 2011:

étude traductologique

By Dima El Husseini (French University in Egypt, Egypt)

Abstract

English:

After the Egyptian revolution of the 25th of January 2011, widely covered in the world media, the revolutionary discourse has experienced a major turning point in the society; both classical Arabic and Egyptian dialect were combined to express people’s aspirations. In this context, the economic press language has been influenced by political events. The aim of this paper is to analyze the phenomenon of interleaving the Egyptian dialect within the classical Arabic in the economic discourse of the Egyptian press. It observes the transition of verbal dialect to written text. The neologism, the loanwords and the semantic drift will be analyzed in relation to the socio-political and cultural conditions in Egypt. The linguistic methods used in the translation of economic discourse to the French language in both the French press and the French-speaking Egyptian press will be analyzed. This includes the metaphor, the euphemism and the ellipsis. From this perspective, the conditions surrounding the perception of the translated discourse as well as notional and cultural difficulties will be examined. The definition of the target reader and, thereafter, the country or region, is an important consideration in the translation process. A question is raised: does the Egyptian press target French-speaking Egyptian and non-Egyptian readers the way that the French press target French readers? In addition, our goal is to observe, identify and analyze the neologism in the economic texts targeting the general Arabic public press after the revolution. The paper discusses how economic discourses were involved in the creation of a new Arabic terminology after the revolution. The cultural aspect will be analyzed, as well, regarding its relationship with the conditions surrounding the text perception and meaning restoration. The corpus analyzed in this study consists of economic articles published in the electronic Egyptian press (government and opposition / Arabic and French) and in the French press from June 30, 2012 to June 30, 2013.

French:

Au lendemain de la Révolution égyptienne du 25 janvier 2011, largement médiatisée dans le monde entier, le discours révolutionnaire témoigne d’un tournant majeur dans la société égyptienne, mariant arabe littéral et dialecte égyptien dans la confirmation de l’aspiration populaire. Dans ce contexte, la production textuelle de la presse dans le domaine économique subit l’influence des événements politiques. Cette étude se propose d’analyser, le phénomène de l’imbrication du dialecte égyptien et de l’arabe littéral dans le discours économique de la presse égyptienne. Il s’agit d’observer le passage de l’oral à l’écrit. Le néologisme, les emprunts internes et externes et les glissements sémantiques seront analysés en rapport avec la situation politico-sociale et culturelle de l’Egypte. Il s’agira d’analyser les procédés linguistiques utilisés dans la traduction du discours économique vers le français dans la presse française et dans la presse égyptienne francophone : métaphore, euphémisme et ellipse. Dans cette optique, une réflexion sera menée sur les conditions de réception du discours traduit ainsi que sur les difficultés d’ordre notionnel et culturel. La presse égyptienne francophone interpelle-t-elle les lecteurs égyptiens francophones et le lecteur francophone comme le lecteur français de la presse française? Notre objectif est aussi d’observer, de recenser et d’analyser le néologisme au lendemain de la Révolution dans les textes économiques de la presse grand public en langue arabe. Il sera question de la manière dont les discours économiques produits au lendemain de la Révolution participent à la construction d’une nouvelle terminologie arabe. L’aspect culturel sera analysé dans son rapport avec les conditions de réception et la restitution du sens. Notre corpus est constitué d’articles à contenu économique publiés dans la presse égyptienne électronique (gouvernementale, indépendante et de l’opposition/arabe et francophone) et dans la presse française du 30 juin 2012 au 30 juin 2013.

Keywords: economic and financial translation, economic discourse, Egyptian revolution, neologisms, traduction économique, discours économique, révolution égyptienne, néologismes

©inTRAlinea & Dima El Husseini (2015).
"Traduction du discours économique égyptien dans la presse française et égyptienne francophone après la Révolution du 25 janvier 2011:"
inTRAlinea Special Issue: New Insights into Specialised Translation
Edited by: Daniel Gallego-Hernández
This article can be freely reproduced under Creative Commons License.
Stable URL: https://www.intralinea.org/specials/article/2147

1. Introduction

Le propos de cette étude est de montrer, d’une part, comment la terminologie économique et financière traitée dans la presse égyptienne arabe a été traduite dans la presse égyptienne francophone et française et, d’autre part, l’effet des procédés linguistiques utilisés dans la traduction sur le lectorat cible. Notre analyse portera sur la traduction de termes ayant suscité une polémique en Egypte dans les domaines économique et financier, vu la problématique qu’ils posent dans l’étude des conditions de réception du point de vue traductologique. Nous tenterons de montrer en quoi la diversité des procédés linguistiques du discours économique traduit est liée à la situation de communication. Notre réflexion traductologique portera sur les convergences et les divergences de la traduction d’un même terme ainsi que sur ses conséquences sur le lecteur cible.

Notre étude commence par la présentation du corpus avant d’approcher le discours économique égyptien. Ensuite, nous analyserons les procédés linguistiques utilisés dans la traduction de termes tirés du corpus. Enfin, nous présenterons la synthèse des résultats obtenus.

2. Corpus

Notre corpus est composé de textes à contenu économique (200 articles) tirés des versions électroniques de la presse égyptienne arabe et francophone (63 275 mots) et de la presse française (14 144 mots). Il s’agit de la presse grand public visant un lectorat non spécialiste. Ces textes traitent de la situation économique de l’Egypte du 30 juin 2012 au 30 juin 2013. Cet espace temporel, sous le pouvoir des Frères musulmans, a connu des changements dans le domaine économique qui ont influencé aussi bien la langue arabe que la langue française.

Quelques éléments de précision s’imposent pour souligner que notre choix du corpus (77 419 mots) s’est porté sur les différentes tendances de la presse écrite égyptienne et française. Certains articles ont porté sur la presse officieuse en Egypte (qui exprime les thèses du gouvernement) comme Al Ahram. D’autres ont été extraits des quotidiens égyptiens indépendants comme Al Shorouq, de l’opposition comme Al Wafd et du Parti des Frères musulmans au pouvoir (parti de la Liberté et de la justice (PLJ), Al Horeya Wal Adala (suspendu en décembre 2013). En ce qui concerne la presse écrite française, certains articles ont été tirés des quotidiens Le Monde (indépendant), Le Figaro (droite) et Libération (gauche). La presse égyptienne francophone est représentée par l’hebdomadaire Al Ahram Hebdo (officieux). En réalité, il existe deux journaux égyptiens francophones officieux: un quotidien et un hebdomadaire. Le choix est tombé sur Al Ahram Hebdo car il est plus lu en Egypte que le quotidien. Ces articles tirés de sources diverses fournissent des éléments de comparaison utiles à notre étude. D’une part, ils permettent d’observer et d’expliquer le traitement des termes relevant du domaine économique dans la presse égyptienne et leur traduction dans la presse française et égyptienne francophone. D’autre part, ils favorisent une meilleure compréhension de la spécificité du contexte économique de l’Egypte pendant cette période.

Nous avons dépouillé le corpus et cherché les équivalents français en nous appuyant sur l’occurrence des termes dans les domaines économique et financier en les situant dans leur contexte discursif.

3. Discours économique égyptien entre le 30 juin 2012 et le 30 juin 2013

3.1. Néologisme en économie

La révolution égyptienne du 25 janvier 2011 a mené à la chute de Moubarak. Morsi (membre du PLJ) est élu président en juin 2012. Le 30 juin 2013, une grande mobilisation contre le pouvoir mène à la chute des Frères musulmans. Dans ce contexte, la terminologie économique de la presse égyptienne arabe dans la période du 30 juin 2012 au 30 juin 2103, influencée par les changements politiques, reflète l’ensemble des concepts qui appartiennent à la pensée économique des Frères musulmans. Ces termes dénomment des notions propres au projet “Renaissance” de Morsi et du volet économique du programme électoral du PLJ pour les législatives de 2011, basées sur les principes de l’économie islamique. Cette dernière y est exprimée à travers une phrase-clé “il s’agit de remplacer graduellement les institutions entâchées de riba (prêt à intérêt) par les institutions islamiques”.

Dans le cadre du projet Renaissance, nous nous focalisons sur l’aspect économique. S’agit-il de la renaissance qu’a connue l’Egypte sous le règne de Mohamed Ali (1805-1849), appelée “époque de la Renaissance”, caractérisée par le développement économique à travers la réforme agraire ? Dans le cadre de ce projet, le vocable “renaissance” n’a pas la même charge culturelle et émotive. Ce que les Frères entendent par renaissance c’est le retour à la source : la Charia (loi islamique). Ainsi, renaissance économique rime-t-elle avec l’application d’un système économique islamique. Connaissant une extension sémantique, “renaissance économique” devient synonyme d’ “islamisation économique”.

Dans ce contexte, de nouveaux termes voient le jour dont la notion de l’économie islamique ouverte (إسلام اقتصادي مستنير) qui prône l’application d’un système économique islamique modéré basé sur l’ouverture au monde moderne. Restée dans les confins de la presse égyptienne, cette notion n’a pas été reprise par la presse française. D’autres termes nouveaux naissent puisant dans la langue médiévale comme la proposition d’un nombre d’experts de l’économie islamique concernant la mise en place d’un “fonds d’aide” (صندوق ميسرة), le vocable arabe “aide” (ميسرة) étant désuet est exprimé de nos jours par (إعانة). Dans le cadre du projet de loi sur les sukuks islamiques, figurent les termes “صندوق مخاطر الاستثمار” (Fonds des risques d’investissement) et “هيئة الشريعة” (Autorité de la Charia). En effet, avant le 30 juin 2012, certains auteurs avaient exprimé leur crainte vis-à-vis de l’émergence de termes substituant aux termes dont l’usage est attesté dans l’environnement économique égyptien comme “revenu sur l’investissement” (العائد على الاستثمار) par opposition à “prix d’intérêt” (سعر الفائدة) et sukuks (صكوك) par opposition à “bons de trésor” (أذون خزانة).

C’est dans ce contexte que le néologisme “frérisation de l’État” (أخونة الدولة) “frérisation de l’économie”(أخونة الاقتصاد) et “frérisation des finances”(أخونة المالية) est utilisé après le 30 juin 2012 par la presse égyptienne indépendante et de l’opposition. Cette dernière distingue “frérisation”, d’ “islamisation” et d’ “autonomisation”, mettant en avant la connotation négative du terme : remplacer le personnel étatique par les membres de la confrérie. La presse francophone égyptienne a eu recours à l’euphémisme pour exprimer ce phénomène “Changement des ministres : cosmétique financière” (15-21 mai 2013, n° 943).

Comment ce néologisme a-t-il été appréhendé dans le contexte français ? Il ressort de l’observation que “frérisation” avant le 30 juin 2013 était assimilée à “islamisation” tandis qu’à l’approche de la chute des Frères, son sens évolue et se distingue d’ “islamisation”. “Frérisation” a été exprimée par la métaphore dans l’article du Figaro (06 janvier 2013) intitulé “Face à la crise, l’Egypte forme un nouveau gouvernement” traitant de la nomination du Ministre des Finances : “le quotidien libéral Al Tahrir dénonce une “frérisation” des institutions, en accusant le président de placer ses pions.” Cette métaphore, (reprise plus tard par le Monde du 7 février 2013) explicite le terme qui ne prête pas à confusion : les Frères sont nommés aux postes clés pour contrôler L’Etat.

Il y a, dans la pensée actuelle, une lutte contre la “frérisation” (ce qui ne signifie pas lutter contre l’Islam) car l’Egypte allait arriver à un Etat théocratique. Une question se pose : Ce terme va-t-il se maintenir ou va-t-il disparaître avec la lutte actuelle contre la “frérisation”?

3.2. Vulgarisation du discours économique égyptien

Traitant d’un basculement vers un système économique islamique, la presse tend vers une vulgarisation économique pour rendre accessible aux non spécialistes la notion d’économie islamique qui n’est pas assez connue en Egypte comme dans les pays du Golfe. Cette vulgarisation s’apparentant le plus souvent à un discours didactique, est assurée principalement par le journal officieux, Al Ahram (édition arabe et francophone) qui a publié une série d’articles sur l’économie islamique visant à encourager les lecteurs à “se convertir” au nouveau système économique.

Ce “discours de vulgarisation à caractère économique” (Resche 2009: 12), assuré conjointement par les spécialistes de l’économie islamique et les journalistes, a été largement accompagné de l’imbrication du dialecte égyptien et de l’arabe littéral, phénomène caractérisant la rédaction journalistique au lendemain de la Révolution de 2011. La presse s’exprime en variant les registres, allant du registre familier (parfois argotique) au registre courant. Dans le contexte économique, des expressions du dialiecte liées au savoir et aux pratiques économiques envahissent les journaux locaux. Citons, à titre d’exemple, l’expression relative à la pratique de la riba : “calculer les intérêts en cachette” (احتساب فوائد تحت الطرابيزة) (Al Ahram, 11 septembre 2012) (littéralement : calculer les intérêts en dessous de la table). “Calculer les intérêts” est écrit en arabe littéral tandis qu’ “en dessous de la table” est écrit en dialect égyptien. Pour mettre le savoir économique au niveau du lecteur, les journalistes et les spécialistes donnent des explications et avancent des arguments à l’appui d’exemples tirés de la vie quotidienne relatant des expériences réelles vécues par les Egyptiens : le cas d’un fonctionnaire qui hésite entre une banque islamique et une banque conventionnelle (Al Ahram, 3 juin 2012). Dans ce contexte, l’accent est mis une fois de plus sur l’éthique en matière d’économie basée sur les principes de l’Islam : la loyauté et la sincérité priment sur les affaires économiques.

4. Analyse

Notre analyse portera sur la traduction de deux termes liés à la polémique suscitée dans la presse égyptienne à travers deux événements largement médiatisés aussi bien par la presse égyptienne que par la presse mondiale : le prêt accordé par le Fonds monéraire international (FMI) à l’ Egypte et le projet de loi sur les sukuks islamiques. Il s’agit des termes “prêt entaché de riba(قرض ربوي) et “sukuks islamiques”(الصكوك الإسلامية) .

4.1. Prêt entaché de riba/prêt s’apparentant à de l’usure (قرض ربوي)

Le cooccurent adjectival “ربوي” (entaché de riba) dérivé de riba, est utilisé par la presse égyptienne après le 30 juin 2012 dans le cadre du débat s’ouvrant sur les banques islamiques. La riba est définie comme étant “littéralement, toute augmentation ou tout avantage obtenu par le prêteur et constituant une condition du prêt. Techniquement, tout taux de rendement sans risque ou “garanti” sur un prêt ou un investissement, relève de la Riba” (Banque Crédit Agricole). Observons l’usage du terme “insitutions pratiquant la riba”(مؤسسات ربوية) par opposition à “insitutions islamiques”(مؤسسات إسلامية) dans le programme électoral des Frères. Il y a une connotation négative exprimée par le cooccurent adjectival en arabe qui constitue un jugement de valeur désignant explicitement les banques comme étant illicites car elles donnent des prêts à intérêt. La presse égyptienne utilise dans ce sens, “banque conventionnelle”, “banque normale” ou “les autres banques”, par opposition à “banques islamiques”. L’usage de ce cooccurrent adjectival devient propore aux Frères et aux partis islamistes. Leur but est de détourner les citoyens des banques qui n’appliquent pas la Charia. En effet, dans les pays du Golfe où les banques islamiques sont plus nombreuses qu’en Egypte,[1] “banque conventionnelle” ((بنك تقليدي est d’usage par opposition à “banque islamique” (بنك إسلامي).

Observons plus particulièrement la traduction de ce coocurent adjectival “ربوي” dans le contexte du prêt accordé par le FMI à l’Egypte. La déclaration de Morsi a fait la une de la presse égytpienne : “قرض صندوق النقد الدولي ليس ربويا” (le prêt du FMI n’est pas entaché de riba). À la lecture de cette déclaration, le lecteur est doublement choqué. D’abord, à cause du changement de la position de l’ex président vis à vis du prêt du FMI (l’ayant refusé avant l’accès au pouvoir, vu qu’il est entaché de riba). Ensuite, le concept même de riba se trouve ambigü dans cette situation de communication : comment vouloir remplacer les institutions dites entachées de riba par les institutions islamiques et contracter un prêt du FMI ?

Quelle est la réaction du lecteur français à la lecture de la traduction? Observons la traduction à travers les exemples tirés de notre corpus. Dans le Figaro, l’article intitulé “Egypte/FMI : aide compatible avec l’Islam” publié le 7 octobre 2012, traite du prêt accordé par le FMI à l’Egypte :

“Une demande de prêt d’environ cinq milliards de dollars auprès du Fonds monétaire International (FMI) serait compatible avec les principes de la finance islamique” […] “Cela ne constitute pas de l’usure”, a déclaré le président Morsi, issu des Frères musulmans, en référence aux prêts à intérêts, bannis par la finance islamique. Les risques et les profits sont partagés entre la banque et le client.”

Dans un premier temps, la traduction de riba par l’équivalent français “usure” nous interpelle et nous mène à avancer quelques précisions. À l’examen des définitions des deux termes, usure et riba,[2] nous nous rendons à l’évidence que les lecteurs français et arabe n’ont pas le même référentiel. Dans “vocabulaire juridique de Cornu”, usure signifie : “usage, jouissance d’un capital, intérêt d’un capital. Stipulation d’intérêts excessifs dans un prêt conventionnel ou dans les crédits accordés à l’occasion de vente à tempérament “le caractère excessif, appliqué au taux effectif global étant déterminé selon les critères établis par la loi” (Cornu 2007: 932). En français, l’usure est un concept juridique régi par la loi[3] alors qu’il est religieux en arabe et régi par la Charia.[4] Il constitue un péché. Pour un lecteur français, le dépassement du taux d’intérêt fixé constitue de l’usure, donc c’est un acte illégal qui a des conséquences pénales. Tandis que pour un lecteur arabe, il ne s’agit pas de fixer le seuil de l’intérêt car ce dernier est prohibé. Donc, pratiquer la riba est un acte illicite. En effet, la riba “correspond à deux notions bien distinctes dans la terminologie de la Finance Occidentale : l’usure et le taux d’intérêt” (Jouini 2008: 25).

L’équivalence “usure” accompagnée de l’explicitation : “en référence aux prêts à intérêts, bannis par la finance islamique” tient compte du contexte français actualisé à travers le lien établi entre le prêt à intérêt et la finance islamique qui fait débat en France depuis 2008. Le lecteur français comprend la teneur du discours à travers la métonymie “finance islamique”qui sous-entend Islam (cité dans le titre). Il repère la finance islamique dans son univers de référence.

Examinons un extrait du journal Al ahram Hebdo intitulé “Le ton est à la satisfaction” (10-16 octobre 2012, n°943) : “Mais le président, issu des Frères musulmans, n’a pas oublié de donner à ses efforts des couleurs islamistes, en soulignant que le crédit négocié actuellement avec le FMI est conforme à la charia.”Un taux d’intérêt de 1,1 % n’est pas considéré comme de l’usure”, a insisté Morsi.” Ici, l’équivalent “usure” est utilisé sans introduire une explication au lecteur qui est supposé avoir suivi l’événement et saurait, par la suite, appréhender le sens à travers la situation de communication. Observons dans le même journal le recours à l’emprunt dans la traduction du terme riba (interview avec un ex-premier ministre égyptien (31 octobre- 6 novembre 2012, n° 946) : “la riba : usure financière.” La traduction de cette spécificité religieuse avec sa charge culturelle et émotive nécessite une explication au niveau syntaxique. Le procédé utilisé dans la traduction du terme riba (emprunt mis en italique, suivi de deux points et de l’équivalent français) est conforme aux normes de réception du lecteur du journal francophone d’autant plus que l’hebdomadaire s’adresse à un double destinataire : particulièrement francophone et généralement égyptien francophone. D’une part, le lecteur égyptien reconnaîtra l’emprunt riba et le comprendra car il fait partie de son système de référence (associé à la Charia). D’autre part, le lecteur francophone comprendra l’équivalent “usure financière” si l’emprunt lui paraît étrange.

4.2. Sukuks islamiques et sukuks (الصكوك الإسلامية والصكوك)

Le terme sukuks islamiques (obligations islamiques) est paru pour la première fois en Egypte dans le contexte du projet de loi présenté par le Ministère des Finances sous le pouvoir frériste. Composé d’un substantif et d’un adjectif, le terme a fait l’objet d’une ellipse du 2ème élément (islamique) après le refus à deux reprises de l’institution d’Al Azhar,[5] vu qu’il n’était pas conforme à la Charia. L’ellipse n’a pas pour but d’alléger le syntagme mais vise à contourner la difficulté face au refus d’Al Azhar. L’analyse de la traduction du terme, dans la perspective de l’étude des conditions de réception, nous mène à émettre quelques remarques liées à la particularité de l’événement, à l’appui des exemples suivants tirés du corpus.

Dans Al Ahram Hebdo, la première information sur le projet de loi des sukuks est parue dans le n° 957 (16-22 janvier 2013) sous le titre de “Finance islamique : cafouillage gouvernemental autour des soukouk” : “le texte autorise le gouvernement et le secteur privé à souscrire des emprunts via des financements islamiques, c’est-à-dire charia-compatible. C’est ce qu’on appelle les soukouk.” La majorité du lectorat égyptien, n’étant pas familiarisée avec la notion de la finance islamique, ne comprend pas la réalité désignée par le terme sukuks. S’adressant à un lecteur francophone, le journal utilise l’emprunt d’usage en français mais avec une orhographe différente : “soukouk” dans Al Ahram Hebdo[6] mais “sukuks” (mis en italique) dans la presse française. Autre problématique, le terme sukuk est cité dans le contexte de la finance islamique alors qu’en Egypte il n’y a pas de loi qui régit la finance islamique (la presse égyptienne arabe et francophone avaient commencé à vulgariser cette notion), ce qui risque de compromettre la compréhension du lecteur. Pour rendre la notion accessible au lecteur, le terme “soukouk” est expliqué dans son rapport avec la Charia à travers la métonymie “financements islamiques”.

Dans d’autres articles de l’hebdomadaire francophone, des équivalents mis entre parenthèses suivent l’emprunt. Nous trouvons tantôt “bons islamiques” dans le n° 957 (16-22 janvier 2013) tantôt “obligations financières islamiques” dans le n° 958 (23 – 29 janvier 2013), ce qui risque de créer une confusion chez le lecteur s’interrogeant sur la différence entre les obligations et les bons.

L’analyse de l’usage du terme sukuks dans cette situation de communication montre que l’ellipse (islamiques) change le sens. Le lecteur d’Al Ahram Hebdo (comme le lecteur de la presse française) risque de ne pas comprendre la fonction qu’exerce l’ellipse dans ce projet de loi et comprend moins la différence entre sukuks islamiques et sukuks tout court.

Comment la presse française a-t-elle traduit le terme sukuks avant et après l’ellipse ? Dans la presse française, l’emprunt sukuks, mis en italique, est généralemnet suivi de l’équivalent “obligations islamiques”, mis entre parenthèses. Il ressort de l’observation de la traduction du terme dans le Monde le recours à la métonymie après le 30 juin 2013 dans l’article intitulé “échec cinglant pour les Frères musulmans” (05 juillet 2013) : “La seule législation à teneur religieuse qu’il est parvenu à faire passer est une loi sur les emprunts islamiques.” Quelques remarques s’imposent quant à l’analyse du procédé utilisé dans la traduction. La métonymie “loi sur les emprunts islamiques”, précédée de l’explication “la seule législation à teneur religieuse qu’il est parvenu à faire passer”, ne correspond pas à la réalité désignée par cette loi ayant été refusée par Al Azhar. Le contexte fait référence à une loi promulguée revêtant un caractère religieux (islamique) alors qu’après le mois d’avril 2013 (date de l’adoption de la loi sur les sukuks et non les sukuks islamiques), il y a eu l’omission de l’adjectif islamique. L’ellipse n’exerce pas sur le lecteur français l’effet ressenti par le lecteur égyptien.

Observons le Figaro du 05 mars 2013. L’article intitulé “La finance islamique part à la conquête de l’Afrique” publie l’information concernant le projet de loi sur les sukuks : “L’Egypte a adopté le 28 février un projet de loi autorisant les sukuks”. Observons que le terme n’est pas mis en italique et qu’il comporte déjà l’ellipse (islamiques) alors qu’à cette date, la loi portait le nom de sukuks islamiques. Quelques remarques s’imposent au regard de cette ellipse. Pour un lecteur de la presse française, sukuks fait référence à la finance islamique et sous-entend islamiques. Mais la traduction de ce terme à partir du mois d’avril 2013 ne comportant pas une explicitation concernant l’ellipse reste ambigüe. Le terme est susceptible d’être intérprété de deux manières. La première concerne le lecteur francophone pour qui l’utilisation du terme sukuks implique islamiques, la deuxième concerne le lecteur égyptien connaissant le contexte extralinguistique du projet. Il comprendra qu’il s’agit d’un projet de loi refusé par Al Azhar car il n’est pas conforme à l’Islam. Dans cette situation de communication, sukuks n’a pas la même charge émotive que sukuks islamiques. Le terme a acquis dans le discours économique de la presse égyptienne une signification différente par rapport à sa signification dans le contexte de la finance islamique car il est lié aux Frères musulmans. Les métaphores parues dans la presse égyptienne indépendante et de l’opposition en langue arabe telles que “sukuks islamisés” et “sukuks fréristes” mettent en évidence la connotation négative de ces instruments. Les sukuks, instruments islamiques, ont été introduits par opposition à “obligations” et à “bons de trésors”, considérés par les Frères comme étant des “instruments de riba”. Dans le processus de traduction, cette distinction semble importante pour expliquer l’ellipse et transmettre la charge émotive du terme qui, sous son apprente dimension religieuse, n’est pas “islamique”. Le lecteur français, ne sachant pas le fonctionnement du pays à cet intervalle temporel, n’a pas une vision claire de la particularité de cette situation de communication. Dans ce contexte, l’ellipse requiert une explicitation pour tenir compte du lecteur cible (cf. Nida 1964).

5. Conclusion

L’observation et l’analyse de la traduction des termes du corpus nous ont permis de dégager deux constats. D’une part, l’importance de la prise en compte du contexte d’accueil dans le processus traductif, d’autre part, le rôle que sous-tendent les procédés linguistiques dans l’effet exercé sur le lecteur cible. Situé dans la perspective de la théorie du sens, le processus traductif recrée le sens qui se dégage de toutes les composantes affectives et notionnelles de la situation de communication. Dans cette optique, tout en respectant les contraintes de la langue cible, le choix des moyens utilisés dans la traduction vise à véhiculer un contenu cognitif exprimé dans une situation donnée. C’est ainsi que la définition du lecteur cible conditionne les procédés linguistiques mis à l’œuvre dans la traduction. Le lecteur francophone et le lecteur arabe comprendront le message qui leur est transmis à travers les procédés choisis, chacun selon son univers de référence. Ces procédés visent à produire chez le lecteur cible l’effet ressenti par le lecteur du texte source.

En fondant notre réflexion sur l’analyse de la situation de communication et sur l’observation du discours de la presse égyptienne, nous nous rendons à l’évidence que le changement politique qui a induit au changement économique a favorisé la création néologique aussi bien en langue arabe qu’en langue française. Le néologisme “frérisation” paru en français s’est ouvert à une lecture prêtant à confusion. C’est ainsi que les procédés utilisés pour exprimer ce néologisme ont suivi l’évolution du contexte politique égyptien en allant d’une assimilation assez floue à la restitution de son sens puisé dans l’univers égyptien. Notre réflexion a suivi, à travers l’analyse du corpus arabe et français, l’évolution de la langue économique arabe et son impact sur la langue de la presse tant égyptienne que française. Cette analyse a montré comment une langue s’enrichit avec le contact d’une autre langue, elle-même nourrie d’une nouvelle réalité politico-économique qui se repercute dans le discours de la presse.

L’analyse de notre corpus nous a permis de remarquer que le recours à certains procédés linguistiques comme la métaphore, l’euphémisme et l’ellipse a assuré la compréhension du terme économique et du contexte présenté. C’est aux termes parus au lendemain de la Révolution égyptienne du 25 janvier 2011 et ayant suscité une polémique que nous nous sommes intéressée dans notre étude. Le néologisme, les emprunts internes et externes et les glissements sémantiques ont permis de montrer le traitement de la terminologie économique et financière dans la presse égyptienne. Les conséquences des convergences et des divergences de la traduction d’un même terme dans la presse égyptienne francophone et française ont permis d’analyser les conditions de réception du point de vue traductologique. L’effet ressenti par le lecteur cible est tributaire de son univers de référence et des procédés utilisés dans la traduction.

Au terme de cette étude, nous pouvons dire que la création néologique dans le contexte économique égyptien ainsi que le recours aux procédés linguistiques (euphémisme, métaphore et ellipse) dans l’opération traduisante ont permis d’élargir l’horizon culturel du lecteur cible en produisant un effet fonctionnel tant au niveau esthétique qu’au niveau émotif. L’analyse du corpus nous a permis de voir la richesse des procédés utilisés dans la communication du message traduit à connotation culturelle.

Réferences

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Notes

[1] L’Egypte compte 3 banques islamiques.

[2] Cf définition de riba ci-haut.

[3] “La législation française relative aux seuils de l’usure repose actuellement sur les articles L. 313-3 à L.313-6 du Code de la consommation et l’article 313-5.1 du Code monétaire et financier” (Banque de France).

[4] “Ô Croyants ! Ne pratiquez pas l’usure en multipliant démesurément votre capital” (Sourate 3, verset 130).

[5] Institution religieuse égyptienne de renommée dans le monde arabe.

[6] Orthographe irrégulière. Voir n° 957 (16 - 22 janvier 2013) “dossier des sukuk”.

 

About the author(s)

Dima El HUSSEINI is an associate professor at the Faculty of Applied Languages (French University in Egypt). She is currently the Vice-Dean of the faculty and the head of the Specialized Translation department. She obtained her Ph.D. in comparative literature from the University of Paris-Sorbonne Paris-IV in 1999. Her research interests include translation processes, translation methodologies, Computer-aided translation (CAT) tools and localization.

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©inTRAlinea & Dima El Husseini (2015).
"Traduction du discours économique égyptien dans la presse française et égyptienne francophone après la Révolution du 25 janvier 2011:"
inTRAlinea Special Issue: New Insights into Specialised Translation
Edited by: Daniel Gallego-Hernández
This article can be freely reproduced under Creative Commons License.
Stable URL: https://www.intralinea.org/specials/article/2147

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