Special Issue: Terminologia e traduzione: interlinguistica, intralinguistica e intersemiotica

Vulgariser e(s)t traduire :

responsabilité et liberté dans le transfert interlinguistique des métaphores terminologiques issues de la pandémie

By Micaela Rossi (University of Genova, Italy)

Abstract

English:

This article aims to highlight the issues related to the translation process with regard to metaphor-based terminologies stemming from "discursive moments" (Moirand, 2021) with crucial communicative and social repercussions, such as the COVID 19 pandemic. Specialised metaphors have always been a particularly interesting case for translation, insofar as they are both individual creations and the expression of a community of use, which validates an image, the use of a term, a name. The cultural load of these terms is even more evident if we consider that it is to these terms that we owe the conceptual structure of the domain, the underlying idea that characterises it, the isotopies that guide its interpretation by users and the general public. The fixed nature of metaphors in terminologies represents an additional difficulty for translators: to what extent can this type of metaphor be translated? How can translators deal with the cultural nature of metaphors in the process of cross-linguistic reformulation? Does the influence of the English language as a lingua franca in scientific communication represent an additional difficulty for the transmission of specialised ideas and concepts in French? And what is the responsibility of translators in the transfer of images that have powerful cultural and social effects? The article will focus on the concept of availability of metaphors in different scientific languages and cultures, and on the concept of opportunity as a major criterion in the translation of terminological metaphors from English into French and Italian, on the basis of a corpus of terms about the pandemic crisis of 2020.

French:

Notre contribution vise à mettre en évidence les enjeux liés au processus de traduction en ce qui concerne les terminologies à base métaphorique issues de « moments discursifs » (Moirand, 2021) aux retombées cruciales au niveau communicatif et social, comme la pandémie de COVID-19. Les métaphores spécialisées représentent depuis toujours un cas de figure particulièrement intéressant pour la traduction, dans la mesure où elles sont à la fois des créations individuelles et l'expression d'une communauté d'usage, qui valide une image, l'emploi d'un terme, d'un nom. La charge culturelle de ces termes est encore plus évidente si l'on considère que c'est à ces termes que l'on doit la structure conceptuelle du domaine, l'idée sous-jacente qui le caractérise, les isotopies qui guident son interprétation par les utilisateurs et le grand public. Le caractère figé des métaphores dans les terminologies représente une difficulté supplémentaire pour les traducteurs : dans quelle mesure ce type de métaphore peut-il être traduit ? Comment les traducteurs peuvent-ils faire face à la nature culturelle des métaphores dans le processus de reformulation interlinguistique ? L'influence de la langue anglaise comme lingua franca dans la communication scientifique représente-t-elle une difficulté supplémentaire pour la transmission d'idées et de concepts spécialisés en français ? Et quelle est finalement la responsabilité des traducteurs dans le transfert d’images qui ont de puissants effets culturels et sociaux ? Notre contribution se concentrera sur le concept de disponibilité des métaphores dans différentes langues et cultures scientifiques, et sur le concept d'opportunité comme critère majeur dans la traduction des métaphores terminologiques de l'anglais vers le français et l'italien, sur la base d’un corpus de termes issus de la crise pandémique de 2020.

Keywords: metaphorical terms, vulgarisation, nomination, métaphore terminologique

©inTRAlinea & Micaela Rossi (2023).
"Vulgariser e(s)t traduire : responsabilité et liberté dans le transfert interlinguistique des métaphores terminologiques issues de la pandémie"
inTRAlinea Special Issue: Terminologia e traduzione: interlinguistica, intralinguistica e intersemiotica
Edited by: Danio Maldussi & Eva Wiesmann
This article can be freely reproduced under Creative Commons License.
Stable URL: https://www.intralinea.org/specials/article/2644

1. La pandémie de COVID-19 : un catalyseur d’innovations lexicales et discursives

Les effets linguistiques et discursifs liés à la pandémie constituent un champ de recherche qui offrira sans doute matière à réflexion pendant les décennies à venir ; les scientifiques ne commencent qu’à entrevoir les grandes et petites révolutions engendrées par ce « moment discursif » (Moirand, 2021) dans la communication à l’échelle globale. La médiatisation constante, en quelque sorte hypertrophique de cette crise (Reboul-Touré, 2021), ainsi que la participation collective paroxystique à la construction des discours par les réseaux sociaux (Vicari, 2022), en font un événement paradigmatique pour la recherche, non seulement pour ce qui est des sciences naturelles et physiques, mais aussi pour ce qui concerne les sciences humaines et sociales.

L’aspect lexical, sans aucun doute, est l’un des plans de la description linguistique où les effets des discours autour de la pandémie sont les plus évidents (pour une synthèse récente, nous renvoyons entre autres au volume collectif dirigé par Altmanova, Murano et Preite, 2022). Les discours autour de la pandémie ont catalysé et amplifié des enjeux multiples au niveau de l’évolution lexicale, en français comme dans d’autres langues[1] :

- en premier lieu, la pandémie a révélé d’une façon éclatante les problèmes qui se posent lors de la nomination des événements (Véniard, 2013, Longhi, 2015, Reboul-Touré 2021, Moirand, 2021) et qui ont été au centre des premières controverses lors du début de la pandémie, jusqu’à l’intervention de l’OMS qui a définitivement statué sur la dénomination officielle du virus. On a pu tester alors à quel point le choix des termes peut influencer la vision du concept (Prieto Ramos et al. 2020, mais pour les enjeux de la nomination bien avant l’effet COVID-19 nous renvoyons entre autres à Humbley, 2012) ;

- ensuite, la pandémie a produit un foisonnement lexical inédit autour des questions scientifiques, par des néonymes spécialisées provenant d’instances officielles, mais également (voire, surtout) par des néologismes issus du grand public communiquant par les médias et les réseaux sociaux ; Reboul-Touré (2021) décrit dans le détail ce double processus d’invention néologique, qui n’intéresse pas seulement le domaine scientifique et médical, mais surtout le domaine social. Dans ce champ, rentrent également les nombreux cas de glissement sémantique auxquels nous avons assisté en 2020 et 2021, le plus éclatant étant le renversement total des valeurs axiologiques de l’adjectif positif ;

- en troisième lieu (ce qui nous intéresse notamment dans ces pages), la pandémie a mis en évidence l’effacement des frontières existant entre langue commune et langues de spécialité, avec un processus de médiatisation et popularisation de termes autrefois réservés à un groupe socio-professionnel très bien délimité dans le domaine sanitaire. Ce processus est probablement l’un des plus intéressants au niveau sociolinguistique et discursif : dans cette perspective, la crise COVID-19 a eu une fonction de catalyseur, accélérant la dissolution du paradigme de la vulgarisation expert-profane, la mise en discussion définitive de la notion d’autorité épistémique (pour une synthèse de ce débat, voir Vicari, 2021 et 2022) ; la notion même de terme comme unité de cognition et communication dans une communauté restreinte a été mise à l’épreuve. Après la pandémie, nous avons vérifié que les frontières entre terminologies spécialisées et langue commune sont de moins en moins étanches, et que la distance entre spécialistes et profanes est de moins en moins évidente, avec toutes les distorsions qu’une vulgarisation hypertrophique et incontrôlée peut inévitablement produire.   

2. L’apport des terminologues dans la définition des concepts et des termes   

Depuis le début de la crise, les spécialistes de la médiation ont été activement impliqués dans le processus de description, de définition et surtout de vulgarisation des nouveaux concepts liés à la pandémie. Les aspects médicaux et scientifiques ont eu une importance capitale pendant les premiers mois (tout le monde a essayé de comprendre des termes comme protéine S ou anosmie), mais assez rapidement la terminologie dominante est devenue la terminologie de l’organisation sociale en temps de pandémie : de la notion de contact à celle de confinement, à distinguer d’isolement (préventif, volontaire...), nous avons tou(te)s été confronté(e)s à des termes et à des notions précises. Le grand public a bien compris la différence qui existe entre mots et termes, manifestant immédiatement la nécessité d’une définition méticuleuse des concepts desquels dépendait la vie quotidienne.

La pandémie de COVID-19 est donc sans doute l’un des moments discursifs qui a produit le plus de ressources lexicographiques et terminologiques[2], lesquelles se différencient néanmoins énormément les unes des autres sur la base :

  • des instances de production : des glossaires collaboratifs gérés par des groupes de discussion entre pairs dans Twitter ou Facebook (Vicari, 2022), aux lexiques de vulgarisation dans les médias (parmi d’autres, les sites de la BBC pour l’anglais en sont un bon exemple[3]), aux glossaires officiels des autorités en matière politique et linguistique, au niveau national et international (un exemple emblématique, le site du Ministère de la Culture en France[4]);
  • des contenus : des glossaires spécialisés ou semi-spécialisés (que nous allons analyser dans les pages suivantes) aux ressources d’inventaire néologique plus ou moins ludiques, le plus souvent popularisées par les médias[5] ;
  • du traitement des entrées : des simples listes de termes aux glossaires plus complets d’un point de vue de la description linguistique et conceptuelle.

Dans une perspective d’études terminologiques, il est intéressant de s’interroger sur la fonction de ces répertoires, ainsi que sur leurs destinataires : la pandémie a en effet provoqué une évolution dans la consultation de glossaires, autrefois réservés à un public de spécialistes ou d’amateurs, et la connaissance des termes est devenue un atout incontournable pour le grand public. Il nous semble que cette évolution est un changement majeur, qui aura des retombées importantes sur le statut des ressources terminologiques, ainsi que sur la responsabilité des terminologues. Loin de s’adresser désormais à des experts, ces glossaires ont le rôle délicat de vulgariser la science, de traduire pour les profanes des notions techniques dont dépend la vie de tou(te)s. Dans le cas des glossaires multilingues, comme nous le verrons, c’est aux terminologues d’analyser le terrain instable des correspondances interlinguistiques, de proposer des équivalents qui peuvent orienter la connaissance et les valeurs liées aux dénominations, la terminologie assumant alors un rôle fondamental dans la définition et la circulation de connaissances liées à des phénomènes sociaux d’importance cruciale.

2.1. Glossaires et répertoires

Parmi les nombreux glossaires et répertoires publiés sur le sujet de la pandémie de 2020 à 2022, nous avons sélectionné quelques exemples qui nous semblent intéressants et qui peuvent représenter un aperçu des ressources disponibles, élaborées par des instances de gestion terminologique :

Glossaire COVID-19 IATE : depuis le début de la crise sanitaire, IATE a offert un répertoire de terminologie multilingue liée à la pandémie. Le répertoire se nourrit des fiches présentes dans la base de données, fournissant pour les termes des indications d’usage et les éventuels synonymes ou variantes : 

Fig. 1 : http://cdt.europa.eu/en/news/covid-19-multilingual-terminology-available-iate

WIPO – COVID-19 glossary : sur la base des données présentes dans PATENTSCOPE, l’OMPI offre à ses consultants un glossaire technique des termes de la pandémie, consultable par mot-clé mais également à travers des cartes conceptuelles :

Fig. 2 : https://wipopearl.wipo.int/en/covid19

Glossaire COVID-19 TERMIUM : dans ce cas, l’aspect dominant est la comparaison anglais-français, ce glossaire permettant de vérifier les équivalents dans les deux langues et leurs variantes :

Fig. 3 : https://www.btb.termiumplus.gc.ca/publications/covid19-eng.html

TERMCAT diccionari de la COVID-19 : valorisation des termes de la pandémie dans les langues romanes, avec une attention particulière pour les variantes diatopiques :

Fig. 4 : https://www.termcat.cat/ca/diccionaris-en-linia/286/presentacio

 

Translators Without Borders - glossaire multilingue COVID-19 : projet de collaboration très intéressant, cette ressource permet d’avoir accès à un grand nombre de langues impliquées, y compris des langues moins généralement répertoriées dans l’Internet :

Fig. 5 : https://glossaries.translatorswb.org/covid19/

Universdade NOVA Lisboa – glossaire collaboratif COVID-19 : un exemple de collaboration terminologique autour de la pandémie, regroupant la terminologie utilisée à différents degrés et dans des contextes divers :

Fig. 6 : https://www.lexonomy.eu/#ec25mm79

FRANCETERME – La crise sanitaire en français : publication de la DGLFLF qui met l’accent sur la nécessité d’exprimer en français les notions liées à la pandémie COVID-19 ; l’aspect de la traduction ou de la vulgarisation multilingue y est souvent sous-estimé, mais il a eu un impact important dans la communication au cours de la crise[6] :

Fig. 7 : https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Langue-francaise-et-langues-de-France/Nos-missions/Developper-et-enrichir-la-langue-francaise/Enrichissement-de-la-langue-francaise-toutes-nos-publications/Depliant-Crise-sanitaire-le-dire-en-francais

TERMCOORD - frame-based terminology COVID-19 : un projet fondé sur la théorie cognitiviste appliquée à la terminologie, qui vise à exprimer les concepts liés à la pandémie par un schéma cognitif universel, indépendamment de la réalisation linguistique :

Fig. 8 : https://termcoord.eu/2020/04/covid-19-event-a-frame-based-terminology-approach/

Un point commun rassemble ces collections, diverses par leur composition et l’approche qui les sous-tend, à savoir la conscience de la responsabilité des linguistes et terminologues pendant une phase délicate de la communication scientifique au niveau mondial. L’événement de la pandémie de COVID-19 a mis en évidence l’importance cruciale de la traduction comme vulgarisation, et l’impact que les choix de dénomination terminologique ou de formation terminologique secondaire (Sager, 1990) peuvent exercer dans la formation de l’opinion publique[7].

3. La traduction des métaphores terminologiques : un défi pour les terminologues et les traducteurs

Une étude approfondie des répertoires précédemment décrits fait ressortir le cas d’analyse privilégié dans notre contribution, à savoir la traduction interlinguistique des termes métaphoriques. Si tout terme peut être considéré comme une sorte de prisme à travers lequel nous sommes amené(e)s à conceptualiser une notion, ce phénomène d’orientation s’avère plus puissant encore pour les termes dérivant par métaphore de la langue commune, dans la mesure où ils véhiculent un ensemble de valeurs partagées, de traces interdiscursives, qui les rendent particulièrement actifs comme « cibleurs d’inférences » (Boisson, 2011, en ligne, mais déjà Gaudin en 2002 avait souligné cet aspect).

La traduction des termes métaphoriques est souvent sous-estimée dans sa difficulté, alors qu’elle représente un vrai défi pour les linguistes et les terminologues[8]. Shuttleworth (2017) explique dans le détail comment et combien la traduction des métaphores scientifiques contribue à former une certaine vision des phénomènes, un certain positionnement épistémique, et nous-mêmes avons récemment étudié les effets de la traduction des termes métaphoriques de la finance en termes de framing (Semino, 2018), dans le passage de l’anglais vers le français (Rossi, 2018).

Un facteur supplémentaire de difficulté est représenté par la variété des terminologies métaphoriques dans les langages techniques et scientifiques : loin de pouvoir parler d’une métaphore terminologique, on reconnait au moins trois réalisations possibles d’interactions métaphoriques comme source de terminologisation (Rossi, 2015), à savoir :

  • des métaphores isolées, descriptives, purement dénominatives, fondées sur une analogie formelle ;
  • des métaphores terminologiques issues de concepts métaphoriques cohérents, produisant des réseaux terminologiques associés ;
  • des métaphores créatives, conflictuelles[9], souvent identifiées comme des inventions d’auteur.

Pour envisager une théorie des métaphores dans les langages scientifiques et techniques il faut tenir compte des facteurs internes au système mais également des facteurs externes, facteurs qui peuvent être dominants dans un contexte tel que celui de la transmission de connaissances scientifiques. Parmi ces facteurs, nous attribuons une place de premier plan (Rossi, 2015) aux critères de disponibilité et d’opportunité, la disponibilité rendant compte de l’accessibilité immédiate du domaine source[10] dans le réservoir culturel collectif des personnes concernées par l’emploi du terme métaphorique, et l’opportunité de l’attrait qu’un certain domaine source peut exercer de par sa popularité, sa légitimité épistémique dans un moment historique donné ou bien paradoxalement de par son originalité totale. Les facteurs de disponibilité et d’opportunité s’avèrent fondamentaux dans la phase de choix de la dénomination, ainsi que dans celle de sélection de l’équivalent en perspective interlinguistique.

Le tableau suivant (adapté de Rossi, 2021) résume la complexité des métaphores terminologiques :

 

Métaphores descriptives

Métaphores issues d’une isotopie cohérente

Métaphores créatives conflictuelles

Exemple

« vanne papillon »

« un vin robuste, généreux, racé »

« un boojum »[11]

Fonction

Dénominative

dénominative (du concept) – structurelle (du domaine)

constitutive (du concept)

Cohérence entre domaines source et cible

évidente (analogie)

reconnue au sein du domaine

nulle (distance maximale)

Niveau de créativité

faible ou nul

moyen

élevé

Modalité de création

collective, anonyme

collective (peut être anonyme ou connue)

individuelle, reconnue

Datation du terme

indéfinie

pas forcément définie

délimitée et attestée

Usagers

techniciens

amateurs, spécialistes

spécialistes

Niveau d’ancrage dans la culture de référence

faible ou nul (dans les limites de la disponibilité lexicale)

élevé

faible ou nul

Dominante de sélection/traduction

disponibilité

disponibilité + opportunité

opportunité

Les opérations de traduction des métaphores terminologiques dépendent normalement de critères de disponibilité et d’opportunité. Les métaphores dénominatives isolées se prêtent à une traduction directe si l’équivalent est disponible dans la langue d’arrivée, ce qui explique l’apparente facilité de cette typologie de traduction, mais attention, les contre-exemples ne sont pas rares : le signal des chemins de fer qui est une marmotta en italien devient un nain en français de Suisse…

Les métaphores créatives ont tendance à être traduites dans le respect de l’image initialement choisie par leur créateur, ce qui s’explique par le lien très étroit entre ces métaphores et le « sceau » de leurs auteurs ; toutefois, elles peuvent aussi être modifiées si des raisons d’opportunité s’imposent (connotation négative ou dévalorisante, perte de prestige de l’image originale). Les termes métaphoriques issus d’un concept métaphorique cohérent dépendent enfin pour leur traduction d’un critère de disponibilité, mais surtout d’un critère d’opportunité : leur pouvoir de cadrage de l’opinion peut décider de leur destin dans la phase de transfert interlinguistique. Pour ne citer qu’un exemple (Rossi, 2018), la traduction des termes financiers provenant de la métaphore du jeu a systématiquement effacé la métaphore dans le passage de l’anglais vers le français. Même s’il est vrai que le critère de disponibilité n’était pas toujours parfaitement respecté[12], on peut émettre l’hypothèse que ce choix de transposition dérive plutôt d’une raison d’opportunité (la traduction neutralisante de cette terminologie engendrant un cadrage plus technique du langage financier).

Le critère d’opportunité s’avère particulièrement intéressant si l’on analyse un corpus de termes tirés du moment discursif de la pandémie : dans quelle mesure les métaphores terminologiques de la pandémie ont-elles contribué à la formation de positionnements épistémiques précis de la part de l’opinion publique ? Et qu’en est-il de ces termes lors de leur transfert interlinguistique ? Le cadrage original résiste-t-il ou bien subit-il des modifications ?

3.1. Des exemples dans IATE et TERMIUM

Nous essaierons de répondre du moins partiellement à ces questions par l’étude d’un corpus de termes tirés des glossaires élaborés dans les bases de données IATE et TERMIUM.

La base de données IATE nous permettra d’avoir accès à la transposition de l’anglais vers le français et l’italien dans un contexte multilingue comme celui de l’Union Européenne, où les politiques linguistiques sont inspirées d’un principe d’égalité[13]. L’analyse de TERMIUM nous offrira en revanche l’exemple d’un glossaire conçu à des fins de traduction bilingue, dans un contexte national de bilinguisme officiel, mais qui voit dans la réalité une langue largement majoritaire pour ce qui est du nombre des locuteurs, l’anglais, et une langue en situation de minorité quantitative mais à la valeur identitaire et culturelle fortement défendue, le français.

Nous allons donc considérer la traduction offerte dans ces deux banques de données pour les trois cas de figure de métaphore terminologique que nous avons identifiés au §3[14].

3.1.1. spike protein

 

FR

IT

IATE

protéine spike, protéine S 

proteina spike, proteina S, glicoproteina S

TERMIUM

protéine de spicule, protéine S, glycoprotéine de spicule, glycoprotéine S, protéine spike (avoid, anglicism), glycoprotéine spike (avoid, anglicism)

/

Ce premier exemple est une métaphore dénominative isolée, fondée sur une analogie visuelle : spike en anglais renvoie selon le Cambridge English Dictionary à « a narrow, thin shape with a sharp point at one end, or something, especially a piece of metal, with this shape » ; l’équivalent possible en italien est spunzone, mais aussi punta, punteruolo, chiodo, tacchetto, alors qu’on trouve en français épi, pointe, crampon… La difficulté de disposer d’un équivalent efficace aussi bien en français qu’en italien, ainsi que l’attrait que l’anglais comme langue de la dénomination scientifique exerce sur les deux langues romanes, provoquent dans ce cas la perte de l’ancrage métaphorique dans le transfert interlinguistique et la création d’un terme plus opaque en français comme en italien – on notera au passage dans TERMIUM l’indication plus prescriptive qui invite à éviter l’anglicisme, en revanche accepté dans IATE. Pour les institutions européennes, ce choix est également vérifié dans les traductions répertoriées dans la base de données EUR-LEX[15] :

3.1.2. lockdown

 

FR

IT

IATE

confinement 

lockdown

TERMIUM

confinement 

/

sentinel physician

 

FR

IT

IATE

médecin sentinelle, médecin Sentinelle 

medico sentinella

TERMIUM

/

/

curfew

 

FR

IT

IATE

couvre-feu 

coprifuoco

TERMIUM

couvre-feu 

/

front-line staff

 

FR

IT

IATE

intervenant de première ligne 

operatore di prima linea

TERMIUM

personnel de première ligne ; travailleurs de première ligne ; travailleuses de première ligne ; employés de première ligne ; employées de première ligne

/

containment measures

 

FR

IT

IATE

mesures de confinement 

misure di contenimento

TERMIUM

/

/

Nous avons rassemblé ce groupe de termes sous une même étiquette, car ils forment un ensemble cohérent et issu d’un même concept métaphorique partagé, à savoir la pandémie est une guerre. Il s’agit d’une métaphore conceptuelle longuement étudiée, à partir des essais fondateurs de Susan Sontag (1978, 1898), et plus récemment approfondie dans le cas de la pandémie par de nombreuses analyses, parmi lesquelles nous citerons à titre d’exemple emblématique Semino (2021), qui a bien mis en évidence les risques de dérive interprétative liés à la métaphore guerrière. On voit bien dans ces cas que la traduction respecte la métaphore déjà présente en anglais, même dans ses variations (comme dans le cas de confinement en français), comme le prouvent aussi ces segments de traduction provenant de la base de données EUR_LEX[16] :

La disponibilité de la métaphore[17], ainsi que son opportunité au niveau de la communication aux citoyen(ne)s, dicte le choix des termes – Semino entre autres a bien défini à quel point l’usage de la métaphore guerrière a représenté un instrument puissant pour les gouvernements dans la première phase de la pandémie : on est plus disponibles à renoncer à ses libertés personnelles dans un état d’urgence contre un ennemi.

3.1.3. herd immunity

 

FR

IT

IATE

immunité collective, immunité de groupe, immunité de communauté, immunité grégaire

immunità di gruppo, immunità di gregge

TERMIUM

immunité collective, immunité de groupe

/

Le dernier cas de figure est une métaphore plus créative et liée à un auteur précis (dans ce cas, G.S Wilson, 1923[18]), qui a toutefois subi un changement dans son transfert interlinguistique. Dans ce cas, le critère d’opportunité domine et la déshumanisation contenue dans la métaphore de départ en détermine l’abandon au profit de termes généralement neutralisants comme immunité collective, de groupe ou grégaire et immunità di gruppo en italien. Il est quand même intéressant d’observer la présence d’immunità di gregge en italien qui maintient la dimension animale de la métaphore anglaise ; dans ce cas, l’italien se distingue du français, comme on peut le voir dans ces segments tirés d’EUR-LEX[19] :

Même si nous sommes en présence d’une métaphore théorique, dont l’auteur est connu, et dont la disponibilité est assurée, le critère d’opportunité l’emporte. Ceci nous confirme finalement que les termes métaphoriques[20] dépendent pour leur traduction non seulement de la disponibilité lexicale dans les langues concernées par le transfert, mais aussi de facteurs extra-linguistiques, contextuels, concernant leurs conditions d’usage et le cadrage qu’ils produisent dans la vision du monde des communautés qui les utilisent.

Conclusions

Ce bref aperçu dans le domaine des terminologies métaphoriques issues de la pandémie de COVID-19 confirme une fois de plus que les terminologies scientifiques et techniques, loin d’être de simples étiquettes appliquées sur les concepts, sont des produits sociaux (Maldussi, 2016). Leur emploi détermine souvent l’opinion du public sur un sujet, l’orientation axiologique sur un événement, ainsi que les comportements des communautés. Leur traduction représente un moment crucial, délicat, aux retombées importantes dans la communication, et pour cela ce processus ne doit aucunement être sous-estimé.

Dans le cas des termes métaphoriques, une complexité supplémentaire s’ajoute, due à la nature multiforme et hétérogène des métaphores dans la nomination des concepts techniques et scientifiques ; la prise en charge de cette complexité est un défi supplémentaire pour les linguistes, mais elle représente la condition nécessaire pour réaliser un transfert interlinguistique efficace.

Enfin, ce premier observatoire privilégié qu’est la traduction des termes métaphoriques offre à nos yeux des suggestions de recherche susceptibles d’être développées à l’échelle de la traduction des termes au sens large ; nous espérons donc que cette brève contribution pourra inspirer de futures recherches plus approfondies. 

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Notes

[1]    Cet aspect est sans doute l’un des plus fascinants, dans la mesure où les évolutions lexicales sont souvent à considérer à tous égards  dans une dimension globale.

[2]    Une simple recherche par Google en insérant les mots-clés “glossaire COVID-19” offre 10.300.000 résultats (juin 2022). Un premier répertoire des glossaires sur la pandémie a été réalisé par Patricia Brenes http://inmyownterms.com/covid-19-glossaries-dictionaries-terminology/ (consulté  18/06/2022).

[3]    https://www.bbc.com/news/health-52182658 (consulté  18/06/2022).

[6]    Pour l’Italie, par exemple, il suffit de penser aux indications de l’Accademia della Crusca relatives à booster et aux polémiques qui ont caractérisé cette phase : https://accademiadellacrusca.it/it/contenuti/il-presidente-dell-accademia-sull-uso-di-emboosterem/18483 (consulté 18/06/2022).

[7]    Le débat italien sur ce point est à cet égard exemplaire : https://accademiadellacrusca.it/it/contenuti/lacruscaacasa-le-parole-della-pandemia/7945 (consulté 18/06/2022).

[8]    Sur le vaste sujet de la traduction de la métaphore et par rapport à la théorie de la métaphore conceptuelle, nous renvoyons à Samaniego Fernandez 2011 ; pour ce qui est de la traduction des métaphores dans les langues de spécialité, les essais de John Humbley (2012, 2018) restent encore à notre avis les ouvrages de référence pour la langue française.

[9]    Nous renvoyons à Rossi, 2015, Prandi, 2017.

[10] Selon la terminologie de la théorie de la métaphore conceptuelle, la métaphore est l’interaction entre un domaine source et un domaine cible.

[11] Pour le concept de boojum, voir Mermin, 1981.

[12] Dans des cas par exemple comme hail Mary, provenant du football américain.

[13] On pourrait envisager d’intégrer cette analyse sur la base des effets du Brexit dans les équilibres linguistiques de l’UE, effets qui ne sont peut-être pas encore complètement visibles à l’heure actuelle, mais cela déborderait le cadre de notre contribution.

[14] Pour procéder à l’analyse, nous avons sélectionné les termes métaphoriques contenus dans les glossaires IATE et TERMIUM COVID-19 décrits au §3. Il est intéressant de remarquer que les métaphores effectivement terminologisées dans le discours sur la pandémie dans ces deux répertoires ne sont pas nombreuses – les répertoires en question n’enregistrant qu’une partie des terminologies issues de la pandémie ; le résultat est toutefois suffisant pour une première exemplification des enjeux que nous nous proposons de mettre en évidence.

[17] On remarquera le cas isolé de lockdown, qui n’a pas été traduit en italien.

[20] On pourrait peut-être élargir cette remarque aux termes en général…

About the author(s)

Micaela Rossi is Professor of French language and translation at the University of Genoa. Her research interests focus in particular on the formation of new metaphorical terminologies in technical and scientific vocabularies, as well as on the textual and discursive dynamics that determine their lexicalisation within socio-professional communities of use. Among her publications, In rure alieno. Métaphores et termes nomades dans les langues de spécialité, Bern, Peter Lang, 2015.

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©inTRAlinea & Micaela Rossi (2023).
"Vulgariser e(s)t traduire : responsabilité et liberté dans le transfert interlinguistique des métaphores terminologiques issues de la pandémie"
inTRAlinea Special Issue: Terminologia e traduzione: interlinguistica, intralinguistica e intersemiotica
Edited by: Danio Maldussi & Eva Wiesmann
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